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Rapport Morneau

​​PRéFACE

La Loi sur les conflits d'intérêts (la Loi) est entrée en vigueur le 9 juillet 2007.

Le commissaire peut entreprendre une étude en vertu de la Loi à la demande d'un parlementaire ou, comme c'est le cas de cette étude, de son propre chef.

Lorsque le commissaire amorce une étude de son propre chef, à moins que celle-ci ne soit interrompue, le commissaire est tenu de remettre au premier ministre un rapport énonçant les faits, son analyse de la question et ses conclusions à la suite de l'étude. Le commissaire doit en même temps remettre un double du rapport au titulaire ou à l'ex-titulaire de charge publique visé, et le rendre accessible au public.


​SOMMAIRE

Le présent rapport présente les conclusions de mon étude en vertu de la Loi sur les conflits d'intérêts de la conduite de l'honorable Bill Morneau, ministre des Finances, au sujet du dépôt, en octobre 2016, du projet de loi C-27 visant à modifier la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension.

La Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension touche environ 18 000 employeurs du secteur privé de compétence fédérale ainsi que leurs 853 000 employés, et couvre environ 1 230 régimes de retraite. Cette loi prévoit deux types de régimes de retraite distincts : le régime à prestations déterminées et le régime à cotisations déterminées. Le projet de loi C-27 créerait un troisième type de régime, appelé régime à prestations cibles. Il créerait aussi de nouvelles obligations pour les administrateurs de régimes de retraite, ce qui constituerait pour ces entreprises de nouvelles activités facturables.

Le Commissariat a reçu des demandes d'étude de la part de deux députés qui alléguaient que M. Morneau s'était placé en situation de conflit d'intérêts en déposant le projet de loi C-27, intitulé Loi modifiant la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension, puisque les changements que provoqueraient le projet de loi pourraient favoriser ses intérêts à titre d'actionnaire de l'entreprise Morneau Shepell Inc., un important administrateur de régimes de retraite. Bien qu'aucune de ces demandes ne respectait les exigences pour une demande d'étude, le Commissariat avait des préoccupations, et, en novembre 2017, ma prédécesseure a déclenché une étude de son propre chef en vertu du paragraphe 45(1) de la Loi sur les conflits d'intérêts. J'ai décidé de poursuivre cette étude lorsque j'ai entamé mon mandat à titre de commissaire aux conflits d'intérêts et à l'éthique en janvier 2018.

L'enquête cherchait à déterminer si M. Morneau avait contrevenu au paragraphe 6(1) et à l'article 21 de la Loi.

Le paragraphe 6(1) interdit à tout titulaire de charge publique de prendre une décision ou de participer à la prise d'une décision dans l'exercice de sa charge s'il sait ou devrait raisonnablement savoir que, en prenant cette décision, il pourrait se trouver en situation de conflit d'intérêts. L'article 21 exige du titulaire de charge publique de se récuser concernant toute discussion, décision, débat ou vote, à l'égard de toute question qui pourrait le placer en situation de conflit d'intérêts.

Comme le prévoit l'article 4, un titulaire de charge publique se trouve en situation de conflit d'intérêts lorsqu'il exerce un pouvoir officiel ou une fonction officielle qui lui fournit la possibilité de favoriser son intérêt personnel ou celui d'un parent ou d'un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne.​

Je devais d'abord déterminer si les intérêts en jeu dans cette affaire constituent des intérêts personnels au sens de la Loi. Le paragraphe 2(1) de la Loi vient préciser que des intérêts personnels ne sont pas visés dans le cadre d'une décision ou une affaire de portée générale ou touchant le titulaire de charge publique faisant partie d'une vaste catégorie de personnes.

La Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension vise l'ensemble des employeurs du secteur privé de compétence fédérale et certaines sociétés d'État, ainsi que leurs employés et retraités, et crée des obligations pour tous les administrateurs de régimes de retraite. Ni le projet de loi C-27, ni la loi qu'il modifie ne visent une catégorie particulière au sein de ce secteur de compétence fédérale.

Comme l'affaire qui fait l'objet de l'étude se rapporte à l'intégralité des administrés qui sont visés par la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension, elle est de portée générale. Les intérêts de M. Morneau, ceux d'un parent et ceux de l'entreprise Morneau Shepell Inc. visés par la présente étude sont par conséquent exclus de l'application de la Loi.

J'ai conclu qu'en prenant des décisions menant au dépôt du projet de loi C-27, M. Morneau ne se trouvait pas en situation de conflit d'intérêts et qu'il n'a donc pas contrevenu au paragraphe 6(1) ni à l'article 21 de la Loi.

LES PRÉOCCUP​​ATIONS

Le 17 octobre 2017, le Commissariat aux conflits d'intérêts et à l'éthique (Commissariat) a reçu de M. Nathan Cullen, député de Skeena–Bulkley Valley, une demande d'enquête à l'égard de la conduite de l'honorable Bill Morneau, C.P., député, ministre des Finances.

La demande de M. Cullen indiquait que M. Morneau s'était placé en situation de conflit d'intérêts en déposant, le 19 octobre 2016, le projet de loi C-27, intitulé Loi modifiant la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension, puisque les changements que provoquerait le projet de loi pourraient favoriser ses intérêts à titre d'actionnaire de l'entreprise Morneau Shepell Inc. M. Cullen indiquait aussi dans sa lettre que l'entreprise Morneau Shepell Inc. pourrait tirer des revenus supplémentaires si le projet de loi C‑27 était adopté, compte tenu de son expérience de gestionnaire de régimes de retraite. Le 26 octobre 2017, le Commissariat a informé M. Cullen que sa demande, tout en soulevant certaines préoccupations, ne respectait pas les critères prévus à la Loi sur les conflits d'intérêts (la Loi) quant au libellé d'une demande d'étude.

Après une analyse préliminaire de la question soulevée par M. Cullen et ayant considéré des renseignements complémentaires trouvés dans le domaine public, le Commissariat a écrit à M. Morneau le 26 octobre 2017 pour lui faire part de préoccupations en lien avec le fait qu'au moment du dépôt du projet de Loi, il détenait, quoiqu'indirectement, des actions de l'entreprise Morneau Shepell Inc. Dans une lettre du 3 novembre 2017, M. Morneau a répondu aux préoccupations exprimées par le Commissariat.

Le 8 novembre 2017, le Commissariat a reçu de l'honorable Pierre Poilievre, C.P., député de Carleton, une demande d'enquête à l'égard de la conduite de M. Morneau en vertu de la Loi et du Code régissant les conflits d'intérêts des députés (le Code). La lettre de M. Poilievre indiquait que M. Morneau était en conflit d'intérêts compte tenu que le projet de loi C‑27, déposé par M. Morneau, pourrait favoriser ses intérêts à titre d'actionnaire de l'entreprise Morneau Shepell Inc. Le 10 novembre 2017, le Commissariat a informé M. Poilievre que sa demande ne respectait pas les critères prévus à la  Loi ni ceux prévus au Code.

Après avoir rigoureusement examiné la réponse de M. Morneau du 3 novembre 2017, ma prédécesseure, Mme Mary Dawson, a conclu qu'elle avait des motifs de croire que M. Morneau avait contrevenu à la Loi.​

LE PROCESSUS

Le 10 novembre 2017, ma prédécesseure a écrit à M. Morneau pour l'aviser qu'elle entreprenait une étude de son propre chef conformément au paragraphe 45(1) de la Loi afin de déterminer s'il avait contrevenu au paragraphe 6(1) et à l'article 21 de la Loi. Le même jour, elle a aussi écrit à MM. Cullen et Poilievre qu'une étude en vertu de la Loi de la conduite de M. Morneau avait été lancée.

Le paragraphe 6(1) de la Loi interdit à tout titulaire de charge publique de prendre une décision ou de participer à la prise d'une décision dans l'exercice de sa charge s'il sait ou devrait raisonnablement savoir qu'il pourrait ainsi se trouver en situation de conflit d'intérêts.

L'article 21 de la Loi oblige tout titulaire de charge publique à se récuser concernant une discussion, une décision, un débat ou un vote à l'égard de toute question qui pourrait le placer en situation de conflit d'intérêts.

Le Commissariat a reçu la réponse de M. Morneau le 11 décembre 2017. Le 9 janvier 2018, j'ai débuté mon mandat à titre de commissaire aux conflits d'intérêts et à l'éthique. Après avoir pris connaissance des renseignements liés au présent cas, j'ai décidé que l'étude devait se poursuivre, et j'en ai avisé M. Morneau le 15 janvier 2018. J'ai tenu une entrevue avec M. Morneau le 5 février 2018.

Le Commissariat a aussi obtenu des documents provenant du ministère des Finances du Canada, du Bureau du Conseil privé et de l'entreprise Morneau Shepell Inc., et a recueilli le témoignage sous serment de plusieurs personnes du ministère des Finances et du personnel du cabinet du ministre Morneau.

Conformément à la pratique établie par ma prédécesseure, j'ai donné à M. Morneau la possibilité de formuler ses observations quant aux sections factuelles du présent rapport, celles intitulées Les préoccupations, Le processus, Les constatations de faits et La position de M. Morneau, avant d'en établir la version définitive.​

LES CONSTATATIONS DE FAITS

Les activités professionnelles de M. Morneau avant son entrée en politique fédérale

De 1990 jusqu'à son élection en octobre 2015, M. Morneau a travaillé au sein de l'entreprise fondée à l'origine par son père, aujourd'hui connue sous le nom de Morneau Shepell Inc., une compagnie publique cotée en bourse depuis 2005. Il est de notoriété publique que le père de M. Morneau possèdait, au moment des faits pertinents à la présente étude, un certain nombre d'actions de Morneau Shepell Inc. Au cours des dernières années qu'il a passées au sein de l'entreprise Morneau Shepell Inc., M. Morneau en était le président exécutif.

Selon son site internet, l'entreprise Morneau Shepell Inc. est « la seule société offrant des services-conseils et des technologies en ressources humaines à adopter une approche intégrée des besoins en matière de santé, d'assurance collective, de retraite et d'aide aux employés ». Toujours selon son site internet, l'entreprise Morneau Shepell Inc. est également « le plus important administrateur de régimes de retraite et d'assurance collective et le principal fournisseur de solutions intégrées en gestion des absences au Canada ».

En plus de son poste au sein de l'entreprise Morneau Shepell Inc., M. Morneau a été nommé par le ministre des Finances de l'Ontario, en 2012, à titre de conseiller en matière d'investissements de retraite. En 2014, la première ministre de l'Ontario l'a également nommé à un comité d'experts chargé de concevoir un supplément provincial au Régime de pensions du Canada. Par ailleurs, de 2010 à 2014, M. Morneau a été président du conseil d'administration de l'Institut C.D. Howe. Selon son site internet, cet institut est « une source fiable de renseignements en matière de politiques publiques qui se distingue par un travail de recherche basé sur des données vérifiables et soumis à la révision d'experts » [traduction]. Pendant la période où M. Morneau a présidé à ses destinées, l'Institut a fait paraître une dizaine de publications sur les régimes de retraite au Canada.

Avant son élection le 19 octobre 2015, M. Morneau détenait indirectement un peu plus de deux millions d'actions de l'entreprise Morneau Shepell Inc. Peu de temps après son élection, au cours de l'automne 2015, M. Morneau s'est départi d'un million de ces actions. Le 19 octobre 2016, au moment de déposer le projet de loi C-27, il en détenait indirectement encore un peu plus d'un million.​

Les régimes de retraite à prestations cibles et le projet de loi C-27

La Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension touche environ 18 000 employeurs du secteur privé de compétence fédérale, entre autres dans les secteurs d'activité tels le transport interprovincial, les banques et les télécommunications, ainsi que certaines sociétés d'État. La majorité des fonctionnaires fédéraux et les employés et membres des Forces Canadiennes et de la Gendarmerie Royale du Canada sont visés par des régimes de retraite différents et d'autres lois en la matière. On compte environ 1 230 régimes de retraite établis en vertu de la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension, ce qui représente approximativement 7% des régimes de retraite au Canada. Les documents du ministère des Finances font état d'environ 853 000 employés concernés.

La Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension, dans sa forme actuelle, prévoit deux types de régimes de retraite distincts : le régime de retraite à prestations déterminées et le régime de retraite à cotisations déterminées.

Les régimes de retraite à prestations déterminées offrent aux employés qui prennent leur retraite à l'âge prévu par ces régimes une rente viagère dont le montant est fixe et garanti par l'employeur, parfois avec d'autres avantages comme l'indexation de la rente au coût de la vie ou la possibilité de transférer une partie de la rente au conjoint survivant après le décès du participant.

Les régimes de retraite à cotisations déterminées offrent aux employés qui prennent leur retraite à l'âge prévu par ces régimes une somme globale composé des cotisations patronales, des cotisations de l'employé et des revenus de placement générés par ces sommes. Le participant au régime doit choisir les modalités de versement de ce fonds. Selon les choix faits par le participant et la durée de sa vie, il existe un risque que le fonds de retraite soit épuisé lors des dernières années de sa vie.

Le projet de loi C-27 propose de modifier la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension afin de créer un régime intermédiaire. Le type de régime proposé par le projet de loi C‑27, appelé régime de retraite à prestations cibles, offrirait aux participants, à l'âge prévu pour la retraite par ces régimes, une rente viagère d'un montant prévisible pouvant varier à la hausse ou à la baisse, en partie selon le rendement du fonds du régime.​

Les administrateurs de régimes de retraite, que touche indirectement le projet de loi C‑27, auraient de nouvelles obligations de gestion qui n'existent pas actuellement dans des régimes de retraite à prestations déterminées. Les nouvelles obligations proposées par le projet de loi C‑27 comprennent notamment les suivantes :

  • mener des évaluations actuarielles tous les ans plutôt que tous les trois ans, comme c'est le cas pour les régimes de retraite à prestations déterminées;
  • mener des évaluations actuarielles préalables à l'utilisation de surplus de capitalisation ou à l'élimination de déficits de capitalisation d'un régime de retraite à prestations cibles;
  • négocier auprès d'une compagnie d'assurance-vie l'achat d'une rente viagère pour une personne ayant refusé d'échanger son ancien régime de retraite à prestations déterminées contre un nouveau régime de retraite à prestations cibles.

Ces nouvelles exigences constituent de nouvelles activités facturables pour les administrateurs de régimes de retraite, alors que le projet de loi supprime par ailleurs certaines activités facturables dans le cadre d'autres régimes de retraite.

Les liens entre l'entreprise Morneau Shepell Inc. et le projet de loi C-27

Dans le numéro de novembre 2013 de sa publication intitulée Vision (volume 16, numéro 2), l'entreprise Morneau Shepell Inc. mentionne avoir collaboré étroitement avec le groupe de travail créé par le gouvernement du Nouveau-Brunswick afin de créer et mettre en œuvre un nouveau régime de retraite à risques partagés dans cette province. L'entreprise Morneau Shepell Inc. agissait alors à titre d'actuaire pour la province. Le régime de retraite à risques partagés du Nouveau-Brunswick présente plusieurs similitudes avec le régime de retraite à prestations cibles du projet de loi C-27.

Le 24 avril 2014, à l'époque du gouvernement dirigé par le très honorable Stephen Harper, le ministère des Finances du Canada a amorcé des consultations sur un projet de cadre relatif aux régimes de retraite à prestations cibles. Les consultations étaient ouvertes au public, et certains intervenants, dont Morneau Shepell Inc., ont été invités à fournir leurs commentaires.

Les documents de consultation proposaient de diviser les prestations payables aux retraités en deux catégories : les prestations de base constituées d'une rente viagère d'un montant prévisible et les prestations accessoires constituées de l'indexation au coût de la vie, des prestations de retraite anticipée, des prestations au survivant, etc. Une cinquantaine d'intervenants, notamment des promoteurs de régimes à prestations déterminées et à cotisations déterminées, des syndicats, des cabinets d'actuaires et d'avocats et des associations de retraités, ont fait connaître leurs observations.​

Le 23 juin 2014, l'entreprise Morneau Shepell Inc. a soumis un mémoire dans lequel elle appuyait la démarche de création d'un régime de retraite à prestations cibles et mentionnait sa participation à l'élaboration d'un régime similaire au Nouveau-Brunswick. M. Morneau n'a pas participé à la rédaction du mémoire de Morneau Shepell Inc. et ne l'a pas approuvé mais, à titre de président exécutif, il aurait eu connaissance de la réponse préparée.

Le 21 avril 2015, dans son discours du budget de 2015, le gouvernement de l'époque a annoncé qu'il continuait d'évaluer une option de régime volontaire de retraite à prestations cibles pour les sociétés d'État et les régimes de retraite privés assujettis à la réglementation fédérale.

Nomination de M. Morneau à titre de ministre et dépôt du projet de loi C-27

Après avoir été élu le 19 octobre 2015 comme député de Toronto-Centre, M. Morneau a prêté serment à titre de ministre des Finances le 4 novembre 2015.

Le 10 novembre 2015, dans la semaine suivant sa nomination, M. Morneau a assisté à une séance d'information avec les cadres supérieurs du ministère des Finances. Parmi les dossiers prioritaires du ministère qui ont fait l'objet de ce premier exposé, le régime de retraite à prestations cibles avait été abordé de façon générale, sans que le ministre ne donne de directives à ce sujet. Plusieurs témoins ont déclaré que c'est le ministère, et non pas le nouveau ministre, qui avait proposé la mise en œuvre du projet, que le dossier en était déjà à une étape avancée et que le ministère était prêt à mettre de l'avant essentiellement le même cadre législatif qui avait été préparé pour le gouvernement précédent à la suite des consultations publiques de 2014. Au cours de cette séance, M. Morneau aurait fait peu de commentaires et approuvé le cadre tel qu'il avait déjà été préparé.

Le 4 janvier 2016, lors d'une seconde séance au cours de laquelle les régimes de retraite à prestations cibles étaient discutés, M. Morneau a approuvé la position du ministère de proposer un projet de loi en ce sens.

Entretemps, M. Morneau a communiqué avec le Commissariat dans le cadre du processus de conformité initiale. À la suite de ces échanges, il a été convenu entre M. Morneau et le Commissariat qu'un filtre anti-conflit d'intérêts devait être mis en place, ce qui fut fait le 14 février 2016. En établissant ce filtre, M. Morneau s'engageait à s'abstenir de participer à toute question ou décision, autre que celle de portée générale, concernant Morneau Shepell Inc. Tous les témoins dans le cadre de la présente étude ont confirmé qu'ils étaient au courant que M. Morneau avait mis en place un filtre.

Au printemps 2016, selon le processus habituel établi pour le dépôt d'un projet de loi émanant du gouvernement à la Chambre des communes, M. Morneau a obtenu les autorisations requises.

Le 19 octobre 2016, M. Morneau a déposé le projet de loi C-27, intitulé Loi modifiant la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension. M. Morneau a déclaré dans son témoignage que le projet de loi C-27 s'inscrivait dans la continuité du travail préparé par l'ancien gouvernement. Il a également affirmé dans ses représentations écrites n'avoir fourni aucune direction politique afin d'influencer l'étendue, l'effet ni le contenu de ce projet de loi, ce que les responsables du ministère ont confirmé.

Selon un communiqué de presse de Morneau Shepell Inc., le projet de loi C-27 ne devrait pas avoir d'incidence majeure sur l'entreprise.​

​LA POSITION DE M. MORNEAU

M. Morneau avait fait part de sa position à ma prédécesseure dans une lettre du 11 décembre 2017, accompagnée de nombreux documents et des représentations faites par ses avocats. Il considère que le projet de loi C-27 ne lui a pas fourni la possibilité de favoriser des intérêts personnels.

M. Morneau considère que le projet de loi C-27 est de portée générale et que, par conséquent, l'intérêt qui en serait tiré serait exclu de la définition d'intérêt personnel. Selon lui, il est dans l'intérêt d'une meilleure garantie des revenus de retraite des Canadiennes et des Canadiens que le projet de loi C‑27 fournisse plus d'options de régimes de retraite aux employés et employeurs de compétence fédérale. Les avocats de M. Morneau ont aussi avancé que le projet de loi C-27 ne ciblait pas l'entreprise Morneau Shepell Inc. de façon spécifique, n'était pas focalisé sur une catégorie d'entreprises, non plus qu'il ne créait d'intérêt dominant pour Morneau Shepell Inc. En conséquence, il était de portée générale.

Ensuite, M. Morneau considère que le projet de loi C-27 ne réserve pas d'impact financier tangible pour l'entreprise Morneau Shepell Inc. puisque 7 % seulement des régimes de retraite relèvent de la compétence fédérale. De plus, selon lui, même si la totalité du marché des régimes de retraite à prestations cibles prévus par le projet de loi C-27 revenait à l'entreprise Morneau Shepell Inc., et que la moitié des entreprises sous juridiction fédérale choisissait d'opter pour un régime de retraite à prestations cibles, cela ne représenterait qu'une toute petite augmentation de revenus pour l'entreprise.

M. Morneau indique que si l'on devait considérer que, malgré tout, l'entreprise Morneau Shepell Inc. pourrait tirer un avantage financier de la présentation du projet de loi C-27, elle serait touchée dans la mesure où elle fait partie d'une vaste catégorie de personnes et d'entités. M. Morneau et ses avocats ont écrit que la vaste catégorie de personnes susceptibles d'être touchées par le projet de loi C-27 compte notamment les entreprises relevant de la compétence fédérale, leurs employés et leurs retraités, et, accessoirement, un grand éventail d'entreprises offrant des services financiers, professionnels, juridiques, de ressources humaines ou de consultation en matière d'actuariat ou de pensions et d'avantages sociaux, et un nombre incalculable d'individus ayant un intérêt financier dans ces entreprises ou un lien financier avec celles‑ci.

ANALYSE ET ​CONCLUSION

​Analyse

Je dois déterminer si M. Morneau se trouvait en situation de conflit d'intérêts lorsque, à titre de ministre des Finances, il a pris des décisions menant au dépôt du projet de loi C-27 pour la première lecture à la Chambre des communes le 19 octobre 2016, compte tenu de ses intérêts et de ceux d'un parent dans l'entreprise Morneau Shepell Inc., à titre d'actionnaires, ainsi que des intérêts de l'entreprise Morneau Shepell Inc. liés à l'augmentation possible de ses revenus.

Les dispositions de la Loi sur lesquelles porte mon étude sont le paragraphe 6(1) et l'article 21.

Le paragraphe 6(1) prévoit ce qui suit :

6. (1) Il est interdit à tout titulaire de charge publique de prendre une décision ou de participer à la prise d'une décision dans l'exercice de sa charge s'il sait ou devrait raisonnablement savoir que, en prenant cette décision, il pourrait se trouver en situation de conflit d'intérêts.

L'article 21, qui traite de la récusation, prévoit ce qui suit :

21. Le titulaire de charge publique doit se récuser concernant une discussion, une décision, un débat ou un vote, à l'égard de toute question qui pourrait le placer en situation de conflit d'intérêts.

L'article 4 de la Loi précise à quel moment un titulaire de charge publique se trouve en situation de conflit d'intérêts. Il est libellé ainsi :

4. Pour l'application de la présente loi, un titulaire de charge publique se trouve en situation de conflit d'intérêts lorsqu'il exerce un pouvoir officiel ou une fonction officielle qui lui fournit la possibilité de favoriser son intérêt personnel ou celui d'un parent ou d'un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne.

Dans mon examen de la question à savoir si les décisions de M. Morneau ayant mené au dépôt du projet de loi C-27 l'ont placé en situation de conflit d'intérêts, je dois d'abord déterminer si les intérêts en jeu dans cette affaire constituent des intérêts personnels au sens de la Loi.

Le paragraphe 2(1) de la Loi vient préciser les circonstances dans lesquelles des intérêts personnels ne sont pas visés. La partie pertinente du paragraphe 2(1) de la Loi se lit comme suit :

intérêt personnelN'est pas visé l'intérêt dans une décision ou une affaire :
a) de portée générale;
b) touchant le titulaire de charge publique faisant partie d'une vaste catégorie de personnes;
c) touchant la rémunération ou les avantages sociaux d'un titulaire de charge publique.

En vertu de la Loi, on ne considère pas qu'un titulaire de charge publique favorise ses intérêts personnels, ou ceux d'une autre personne, dans le cadre d'une décision ou une affaire de portée générale.

La position de M. Morneau est que puisque le projet de loi C-27 proposait des modifications à une loi de portée générale, il ne pourrait pas s'être trouvé en situation de conflit d'intérêts, ni en contravention du paragraphe 6(1) ou de l'article 21 de la Loi.

Le Commissariat a déjà déterminé antérieurement que lorsqu'une affaire touche, sans exceptions, l'ensemble des administrés d'un secteur, l'affaire est considérée être de portée générale.

À titre d'exemple, en 2011, le Commissariat s'est vu demander si des députés qui étaient également des agriculteurs producteurs de céréales devaient se retirer des débats ou des votes concernant le projet de loi C-18, Loi réorganisant la Commission canadienne du blé. Pour l'application du Code régissant les conflits d'intérêts des députés (Code), les intérêts dits « d'application générale » et ceux qui concernent le député en tant que membre d'une vaste catégorie de personnes ne sont pas considérés comme les intérêts personnels d'un député.

À cette époque, il y avait quelque 70 000 producteurs céréaliers dans l'Ouest canadien. Même si les députés qui étaient producteurs de céréales dans l'Ouest canadien avaient un intérêt dans ce dont traitait le projet de loi C-18, ma prédécesseure a déterminé que cet intérêt était partagé par tous les producteurs céréaliers de l'Ouest canadien. Le projet de loi C-18 a donc été considéré comme visant des intérêts exclus par le Code. Ces exclusions sont semblables à celles de l'article 2 de la Loi dont il est question ici.

Je suis d'avis qu'il y a lieu d'appliquer ce même raisonnement en l'espèce. Le projet de loi C‑27 s'inscrit dans le cadre législatif général des régimes de retraite. Il a pour but de modifier la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension afin d'encadrer l'établissement, la gestion et la supervision de régimes de retraite à prestations cibles. Cette loi vise l'ensemble des employeurs du secteur privé de compétence fédérale et certaines sociétés d'État, ainsi que leurs employés et retraités. Elle crée également des obligations pour tous les administrateurs de régimes de retraite, qui doivent déposer auprès du Bureau du surintendant des institutions financières des rapports

actuariels. Ni le projet de loi C-27, ni la Loi de 1985 sur les normes de prestations de pension ne créent de catégories particulières au sein de ce secteur de compétence fédérale, mais touchent plutôt l'intégralité de celui-ci.

Je suis donc d'avis que les décisions que prend le ministre des Finances, ainsi que tout autre ministre fédéral, qui visent tous les administrés d'un même secteur d'activités, par exemple les décisions en matière de pensions, d'imposition ou d'avantages sociaux, sont de portée générale.

Par conséquent, comme la présente affaire se rapporte clairement à l'intégralité des administrés qui sont visés par la Loi de 1985 sur les normes de prestation de pension, elle est de portée générale. Les intérêts de M. Morneau, ceux d'un parent et ceux de l'entreprise Morneau Shepell Inc. visés par la présente étude sont donc exclus de l'application de la Loi sur les conflits d'intérêts.

Conclusion

Puisque le projet de loi C-27 est de portée générale, je conclus que M. Morneau ne s'est pas trouvé en situation de conflit d'intérêts et qu'il n'a donc pas contrevenu au paragraphe 6(1) ni à l'article 21 de la Loi.​

ANNEXE : LISTE DES TÉMOINS

Les noms de tous les témoins sont énumérés ci-dessous en fonction des organisations dont ils relevaient au moment des faits qui font l'objet du présent rapport.

Entrevues

Cabinet du ministre des Finances

  • M. Ian Foucher, analyste principal en politiques
  • M. Richard Maksymetz, chef de cabinet

Ministère des Finances

  • Mme Sandra Hassan, sous-ministre adjointe
  • Mme Lynn Hemmings, directrice principale, politique des pensions
  • M. Paul Rochon, sous-ministre

Représentations écrites

  • Mme Lynn Hemmings, directrice principale, politique des pensions

Renseignements ou documents demandés

​Bureau du Conseil privé

  • M. Michael Wernick, greffier du Conseil privé et secrétaire du Cabinet​

Ministère des Finances

  • M. Paul Rochon, sous-ministre

Morneau Shepell Inc.

  • M. Stephen Liptrap, premier dirigeant​


Date de modification :