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Rapport LeBlanc

PRÉFACE

Le présent rapport est produit conformément à la Loi sur les conflits d’intérêts, L.C. 2006, ch. 9, art. 2 (la Loi).

Le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique peut entreprendre une étude en vertu de la Loi à la demande d’un parlementaire ou, comme c’est le cas de cette étude, de son propre chef.

Lorsque le commissaire amorce une étude de son propre chef, à moins que celle-ci ne soit interrompue, le commissaire est tenu de remettre au premier ministre un rapport énonçant les faits, son analyse de la question et ses conclusions à la suite de l’étude. Le commissaire doit en même temps remettre un double du rapport au titulaire ou à l’ex-titulaire de charge publique visé, et le rendre accessible au public.


SOMMAIRE

Le présent rapport décrit les conclusions de mon étude en vertu de la Loi sur les conflits d’intérêts de la conduite de l’honorable Dominic LeBlanc, lorsqu’il était ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne, concernant sa décision à l’égard de la délivrance d’un permis pour la pêche à la mactre de Stimpson à la Five Nations Clam Company.

J’ai entrepris cette étude de mon propre chef lorsque le Commissariat a eu connaissance d’informations liant une proposition de la Five Nations Clam Company à M. Gilles Thériault, un cousin germain de l’épouse de M. LeBlanc. M. Thériault serait devenu directeur général de l’entreprise si le permis avait été accordé à la Five Nations Clam Company.

En décembre 2017, M. LeBlanc a choisi parmi les différentes propositions celle de la Five Nations Clam Company et, en février 2018, son ministère a annoncé qu’un permis serait accordé à l’entreprise. (Pêches et Océans Canada a ensuite annulé le processus d’octroi du permis; cette annulation n’a eu aucune incidence sur l’étude.)

Je devais établir si M. LeBlanc avait contrevenu au paragraphe 6(1) et l’article 21 de la Loi. Le paragraphe 6(1) interdit à tout titulaire de charge publique de prendre une décision qui le placerait en situation de conflit d’intérêts. Aux termes de l’article 4, un titulaire de charge publique se trouve en situation de conflit d’intérêts lorsqu’il exerce un pouvoir officiel ou une fonction officielle qui lui fournit la possibilité de favoriser son intérêt personnel ou celui d’un parent ou d’un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne. L’article 21 exige qu’il se récuse concernant une discussion, une décision, un débat ou un vote, à l’égard de toute question qui pourrait le placer en situation de conflit d’intérêts.

À titre de ministre des Pêches et des Océans, M. LeBlanc exerçait un pouvoir officiel ou une fonction officielle lorsqu’il a pris sa décision à l’égard de la délivrance d’un permis pour la pêche à la mactre de Stimpson à la Five Nations Clam Company. Sa décision lui fournissait la possibilité de favoriser l’intérêt personnel de M. Thériault, dont la rémunération dans l’entreprise dépendait de l’octroi de ce permis.

En tant que cousin germain de l’épouse de M. LeBlanc, M. Thériault est parent de M. LeBlanc au sens du paragraphe 2(3) de la Loi, qui définit comme parent toute personne apparentée à un titulaire de charge publique par les liens du mariage, d’une union de fait, de la filiation ou de l’adoption ou encore liée à lui par affinité. Bien que j’aie le pouvoir discrétionnaire de limiter la portée de cette définition, je n’ai vu aucune raison de le faire dans le cas présent.

M. LeBlanc connaissait la participation importante de M. Thériault dans l’industrie de la pêche. Il était également conscient de sa relation de parenté avec M. Thériault lorsqu’il a pris la décision de passer aux étapes suivantes dans l’octroi du permis à la Five Nations Clam Company. En fait, M. Thériault avait abordé la question du permis avec M. LeBlanc avant que la décision soit prise et le nom de M. Thériault figurait sur la proposition soumise à Pêches et Océans Canada et examinée par M. LeBlanc.

J’ai conclu par conséquent que M. LeBlanc a contrevenu au paragraphe 6(1) et à l’article 21 de la Loi.

LES PRÉOCCUPATIONS

Le 27 avril 2018, j’ai reçu une lettre de M. Todd Doherty, député de Cariboo–Prince George, qui demandait la tenue d’une étude sur la conduite de l’honorable Dominic LeBlanc, C.P., député, alors ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne, relativement à l’annonce par Pêches et Océans Canada de l’attribution d’un quatrième permis de pêche à la mactre de Stimpson au Canada atlantique. Les renseignements relevant du domaine public indiquaient que M. LeBlanc avait désigné la Five Nations Clam Company – l’entreprise qui devait se voir attribuer le permis de pêche – dans une réponse à une note d’information préparée par Pêches et Océans Canada dans laquelle il demandait que soit poursuivi l’examen de la proposition de cette entreprise à l’exclusion des autres propositions.

Sur la foi des renseignements issus du domaine public, M. Doherty craignait que M. LeBlanc ait pu manquer à ses obligations énoncées en vertu de la Loi sur les conflits d’intérêts (la Loi). M. Doherty alléguait que, en rendant cette décision, M. LeBlanc avait favorisé l’intérêt personnel de M. Edgar Samson, frère de M. Darrell Samson, député de Sackville–Preston–Chezzetcook. M. Edgar Samson est PDG et président de Premium Seafoods, une entreprise de récolte, de transformation et de commercialisation des produits de la mer qui avait établi un partenariat avec la Five Nations Clam Company pour sa candidature à l’obtention du permis.

J’ai déterminé que la demande de M. Doherty ne satisfaisait pas aux exigences prévues à l’article 44 de la Loi. Par conséquent, je n’ai pas entrepris d’étude en vertu de l’article 44 de la Loi, ce dont j’ai informé M. Doherty et M. LeBlanc le 8 mai 2018.

Trois jours plus tard, le Commissariat a pris connaissance de renseignements liant la proposition de la Five Nations Clam Company à M. Gilles Thériault, cousin germain de l’épouse de M. LeBlanc. J’ai alors décidé d’entreprendre une étude de mon propre chef en vertu de l’article 45 de la Loi.

LE PROCESSUS

L’étude visait à déterminer si M. LeBlanc a manqué à ses obligations en vertu de la Loi lorsque, comme Pêches et Océans Canada l’a annoncé le 21 février 2018, il a choisi la Five Nations Clam Company comme bénéficiaire d’un quatrième permis de pêche à la mactre de Stimpson. Ce permis visait 25 % du total autorisé des captures, pour un produit évalué à environ 24 millions de dollars en ventes la première année du permis.

Avant que j’entreprenne la présente étude, la Première Nation de Miawpukek avait déposé une requête en contrôle judiciaire de la décision ministérielle communiquée lors de l’annonce de l’octroi à la Five Nations Clam Company d’un nouveau permis de pêche à la mactre de Stimpson. Dans le cadre de ces procédures judiciaires, le dossier complet de la décision du ministre, y compris les propositions qu’il avait examinées, a été déposé auprès du tribunal et, de ce fait, rendu public. J’ai pu me reporter à ce dossier au cours de mon étude, ce qui a eu pour effet de réduire la production de documents par des tiers.

Le 11 mai 2018, j’ai écrit à M. LeBlanc pour lui exposer les motifs que j’avais de croire qu’il pourrait avoir contrevenu à ses obligations énoncées au paragraphe 6(1), à l’article 7 et à l’article 21 de la Loi d’après les nouveaux renseignements du domaine public indiquant que la proposition était liée à M. Thériault et pour l’informer que j’avais entrepris une étude.

Le paragraphe 6(1) de la Loi interdit à tout titulaire de charge publique de prendre une décision ou de participer à la prise d’une décision dans l’exercice de sa charge s’il sait ou devrait raisonnablement savoir que, en prenant cette décision, il pourrait se trouver en situation de conflit d’intérêts.

L’article 7 interdit à tout titulaire de charge publique d’accorder, dans l’exercice de ses fonctions officielles, un traitement de faveur à une personne ou un organisme en fonction d’une autre personne ou d’un autre organisme retenu pour représenter l’un ou l’autre.

L’article 21 de la Loi oblige le titulaire de charge publique à se récuser concernant une discussion, une décision, un débat ou un vote à l’égard de toute question qui pourrait le placer en situation de conflit d’intérêts.

L’article 4 de la Loi définit les circonstances selon lesquelles un titulaire de charge publique peut être considéré comme se trouvant en situation de conflit d’intérêts, c’est-à-dire lorsqu’il exerce un pouvoir officiel ou une fonction officielle qui lui fournit la possibilité de favoriser son intérêt personnel ou celui d’un parent ou d’un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne.

Le 18 mai 2018, j’ai reçu d’autres représentations écrites de M. Doherty, dans lesquelles il exposait ses motifs pour justifier la tenue d’une étude. En plus des dispositions énumérées ci-dessus, M. Doherty alléguait un manquement à l’article 9 et au paragraphe 14(4) de la Loi. Je n’ai pas donné suite à ces deux allégations, car rien n’indiquait, à mon avis, que M. LeBlanc avait contrevenu à l’une ou à l’autre de ces dispositions.

J’ai reçu une réponse détaillée de M. LeBlanc datée du 14 mai 2018 ainsi que des renseignements supplémentaires de sa part les 22 mai, 25 mai et 10 juillet 2018. J’ai également reçu des renseignements de Pêches et Océans Canada les 4 et 8 juin 2018.

En juin et juillet 2018, j’ai demandé des preuves documentaires à d’autres témoins.

Le 26 juillet 2018, j’ai informé M. LeBlanc que je ne donnerais plus suite aux préoccupations que j’avais eues en fonction de l’article 7 de la Loi, et que je limitais désormais mon étude à un possible manquement au paragraphe 6(1) et à son obligation de se récuser, comme l’exige l’article 21 de la Loi, et je l’ai invité à présenter des observations supplémentaires.

M. LeBlanc, par l’entremise de son avocat, m’a communiqué des observations supplémentaires le 10 août 2018. J’ai mené une entrevue avec lui le 16 août 2018, à la fin du processus de constatation des faits.

M. LeBlanc a également eu l’occasion de formuler ses commentaires à l’égard de l’ébauche des parties factuelles du présent rapport (Les préoccupations, Le processus, Les constatations de faits et La position de M. LeBlanc) avant que la version définitive n’en soit établie.

LES CONSTATATIONS DE FAITS

Décision initiale de délivrer un quatrième permis de pêche à la mactre de Stimpson

La mactre de Stimpson est un mollusque d’eau salée pêché dans l’Atlantique et destiné principalement à la consommation sur les marchés asiatiques sous forme de sushi. Pêches et Océans Canada a délivré trois permis de pêche pour cette espèce. Depuis 1999, Clearwater Seafoods détient, directement ou indirectement, les trois permis actuels de pêche hauturière à la mactre de Stimpson.

Le 22 décembre 2016, Pêches et Océans Canada a annoncé publiquement qu’une décision serait prise concernant un accès amélioré à la pêche à la mactre de Stimpson en 2018. Dans son témoignage, M. LeBlanc a déclaré que la délivrance d’un quatrième permis suscitait un grand intérêt, tant avant qu’après le lancement du processus de déclaration d’intérêt. Il a souligné que les entreprises non autochtones du Canada atlantique exerçaient des pressions depuis longtemps, mais que certaines collectivités autochtones avaient commencé à exprimer un intérêt de plus en plus marqué à cet égard.

Le 6 septembre 2017, M. LeBlanc a annoncé que, à la suite d’une déclaration d’intérêt, il délivrerait un quatrième permis en 2018, qui représenterait 25 % de l’actuel total autorisé des captures.

L’article 7 de la Loi sur les pêches prévoit que le ministre des Pêches et des Océans peut, à discrétion, octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d’exploitation de pêcheries – ou en permettre l’octroi – là où le droit exclusif de pêche n’existe pas déjà. Jusqu’à ce qu’un permis soit délivré, le ministre peut réévaluer ou réexaminer la décision de délivrer un permis. M. LeBlanc a déclaré que le processus de déclaration d’intérêt était considéré comme un moyen d’encadrer l’exercice de ce vaste pouvoir discrétionnaire en vertu de la Loi sur les pêches.

Les critères d’admissibilité au processus de déclaration d’intérêt exigeaient des candidats qu’ils soient une entité autochtone située dans l’une des quatre provinces de l’Atlantique ou au Québec, qu’ils appartiennent majoritairement à des intérêts canadiens et qu’ils puissent se conformer à toutes les conditions existantes du permis. Selon M. LeBlanc, les critères énoncés dans la déclaration d’intérêt visaient à favoriser l’atteinte des objectifs de réconciliation du gouvernement avec les collectivités autochtones et à accroître les possibilités de développement économique des collectivités autochtones.

Au total, neuf propositions ont été reçues dans le cadre du processus de déclaration d’intérêt. Deux d’entre elles ont été rejetées par Pêches et Océans Canada parce qu’elles ne répondaient pas aux critères d’admissibilité. Le Ministère a évalué les sept propositions restantes, dont celle de la Five Nations Clam Company. Le Ministère a également déterminé que quatre des propositions, notamment celle de la Five Nations Clam Company, énonçaient clairement des plans de produits livrables et d’échéanciers en partenariat avec les collectivités autochtones. Le Ministère n’a pas indiqué quelle proposition le ministre devrait choisir ou examiner de plus près. Il s’est plutôt attaché à présenter les points forts et les lacunes de chacune d’elles.

En décembre 2017, à la suite de l’évaluation initiale effectuée par le Ministère, M. LeBlanc a choisi la proposition no 6, celle de la Five Nations Clam Company, comme option privilégiée pour l’octroi du quatrième permis. En réponse à la note de service interne adressée au ministre, M. LeBlanc a écrit : « Veuillez passer aux étapes suivantes avec le promoteur no 6 et vous assurer que d’autres collectivités autochtones sont rapidement confirmées. Aussi, veuillez me tenir informé avant de délivrer le permis ou le quota officiel. » [Traduction]

M. LeBlanc a confirmé qu’il avait lu toutes les propositions que Pêches et Océans Canada lui avait présentées aux fins d’examen. Il a déclaré avoir choisi la proposition no 6 parce qu’elle était bien élaborée, qu’elle présentait une structure de propriété et de partenariat créative qui comprenait un partenariat avec une entreprise de taille moyenne, Premium Seafoods, et qu’elle comportait la plus grande participation de groupes autochtones de cinq provinces.

Le 21 février 2018, Pêches et Océans Canada a annoncé qu’un nouveau permis de pêche à la mactre de Stimpson serait délivré à la Five Nations Clam Company.

La proposition de la Five Nations Clam Company

La proposition, datée du 2 novembre 2017, consistait en une lettre du chef Aaron Sock, chef de la Première Nation Elsipogtog et président de la Five Nations Clam Company, ainsi que d’une demande de permis de pêche à la mactre de Stimpson.

Selon le modèle économique établi dans la proposition, cinq collectivités des Premières Nations du Nouveau-Brunswick, de l’Île-du-Prince-Édouard, de la Nouvelle-Écosse, de Terre-Neuve-et-Labrador et du Québec établiraient un partenariat pour verser une mise de fonds initiale dans la société en contrepartie de la création d’emplois et du réinvestissement des revenus dans les collectivités. Elle comprenait la Première Nation d’Elsipogtog, les Innus de Nutashkuan et trois autres collectivités à confirmer en partenariat avec Premium Seafoods, une entreprise de récolte, de transformation et de commercialisation des produits de la mer située à Arichat, en Nouvelle-Écosse.

La participation de M. Thériault à l’égard de la Five Nations Clam Company

Dans la présentation initiale de la Five Nations Clam Company à Pêches et Océans Canada, le chef Aaron Sock désignait M. Gilles Thériault à titre de directeur général proposé de la Five Nations Clam Company, dans l’éventualité où le permis lui serait accordé. Dans sa réponse écrite à ma demande de renseignements, M. Thériault m’a informé qu’il avait été décidé d’ajouter son nom à la proposition afin de donner plus de crédibilité à celle-ci, compte tenu de ses nombreuses années d’expérience auprès des collectivités autochtones et dans le domaine des pêches. À l’heure actuelle, M. Thériault est directeur général de McGraw Seafood, un exploitant de pêche appartenant à la Première Nation Elsipogtog. Dans le cadre de ses fonctions, il encadre un successeur de la Première Nation qui prendra la relève en 2019.

La proposition énonce le rôle que M. Thériault serait appelé à jouer :

Au départ, la Five Nations Clam Company sera dirigée par Gilles Thériault, actuel directeur de l’usine de transformation des produits de la mer McGraw Seafood, propriété de la Première Nation Elsipogtog, située dans le nord du Nouveau-Brunswick. Gilles est un expert très respecté comptant plus de 30 années d’expérience dans le domaine de la consultation, des négociations, etc. liées aux pêches. Il possède une vaste expérience du travail auprès des pêcheurs des Premières Nations, et il encadre actuellement un jeune chef de la Première Nation Elsipogtog appelé à prendre en charge la gestion de McGraw Seafood. La même formule sera adoptée avec la Five Nations Clam Company. [Traduction]

M. Thériault a ajouté qu’à titre d’expert dans le domaine, le chef Aaron Sock lui avait demandé d’identifier des partenaires éventuels pour cette entreprise et de communiquer avec ceux-ci. M. Thériault a fait des démarches auprès d’une collectivité des Premières Nations de chacune des provinces de l’Atlantique et du Québec, de même qu’auprès de Premium Seafoods. Pendant que M. Thériault était en pourparlers avec ces différents groupes au sujet de leur éventuelle participation, la Première Nation d’Elsipogtog a embauché un consultant pour qu’il prépare la proposition. Dans sa réponse, M. Thériault précisait par ailleurs avoir présenté la proposition par voie électronique à Pêches et Océans Canada.

M. Thériault a écrit que son éventuel emploi au sein de la Five Nations Clam Company dépendait de la confirmation de la participation de tous les partenaires, de la sélection de la proposition par le ministre et de l’octroi du permis à la Five Nations Clam Company.

Dans sa lettre, M. Thériault présentait la structure de rémunération qui lui avait été proposée à titre de directeur général. À l’instar de ses conditions salariales chez McGraw Seafood, sa rémunération à la Five Nations Clam Company aurait été tributaire du revenu total de chacune des collectivités des cinq Premières Nations partenaires de la société. Au fur et à mesure de l’augmentation du revenu total de chaque Première Nation, M. Thériault recevrait un pourcentage plus élevé du total des revenus. Rien n’indique que M. Thériault aurait eu d’autres intérêts financiers dans l’entreprise.

M. Thériault a déclaré qu’en raison de son âge, il aurait compté diriger l’entreprise à titre provisoire seulement.

Le lien entre M. LeBlanc et M. Thériault

M. LeBlanc a déclaré que M. Thériault est l’un des 60 cousins germains de son épouse. Plus précisément, il est le fils du frère de la mère de l’épouse de M. LeBlanc. M. LeBlanc m’a mentionné que ni lui ni son épouse n’avaient de relations personnelles étroites avec M. Thériault, et qu’il l’a vu lors de réunions familiales moins de 10 fois au cours des 15 dernières années.

Dans leurs lettres à mon intention, M. LeBlanc et M. Thériault ont indiqué qu’ils se connaissaient depuis de nombreuses années en tant que connaissances en dehors de leurs relations familiales, M. Thériault étant très actif dans le milieu des pêches et le fondateur de l’Union des pêcheurs des maritimes. M. LeBlanc a écrit avoir rencontré pour la première fois M. Thériault quand il était enfant, alors que son père, le très honorable Roméo LeBlanc, était ministre des Pêches et des Océans.

M. LeBlanc a confirmé qu’il savait depuis de nombreuses années que M. Thériault était le cousin de son épouse.

Les interactions entre M. LeBlanc et M. Thériault

M. LeBlanc et M. Thériault m’ont tous deux fourni la liste de leurs interactions professionnelles et personnelles qui ont eu lieu au cours des 12 derniers mois. Les listes qu’ils m’ont fournies en preuve se corroborent l’une l’autre. Ils ont tous deux énuméré quatre occasions entre l’automne 2017 et l’été 2018 où M. Thériault et M. LeBlanc ont été en contact. Les interactions ont eu lieu avant et après l’annonce que le permis de pêche serait délivré à la Five Nations Clam Company.

À l’automne 2017, ils ont assisté à une réunion à Moncton, au Nouveau-Brunswick, organisée par le gouvernement de la province pour discuter du chantier naval provincial de Caraquet, au Nouveau-Brunswick. À la fin de cette réunion, M. Thériault a déclaré à M. LeBlanc que la Première Nation d’Elsipogtog avait l’intention de se joindre à d’autres collectivités autochtones et de demander le quatrième permis pour la pêche à la mactre de Stimpson. Il n’y a eu aucune autre discussion sur le permis lors de cette réunion.

Le 4 février 2018, M. Thériault et M. LeBlanc étaient tous deux invités à une fête, au cours de laquelle M. Thériault a demandé à M. LeBlanc à quel moment l’annonce concernant le permis était prévue. M. Thériault se rappelle que M. LeBlanc lui a répondu « sous peu »; M. LeBlanc, pour sa part, a écrit qu’il lui avait répondu de façon évasive.

En mars 2018, les deux hommes se sont vus dans un café de Shediac, au Nouveau-Brunswick, après l’annonce par M. LeBlanc que Pêches et Océans Canada donnerait suite à la proposition de la Five Nations Clam Company. M. LeBlanc a dit à M. Thériault qu’il serait important que le chef Sock et ses partenaires coopèrent au processus du Ministère.

Le 11 avril 2018, après l’annonce que le permis de pêche serait délivré à la Five Nations Clam Company par le Ministère, M. Thériault et M. LeBlanc étaient tous les deux présents à Shippagan, au Nouveau-Brunswick, à une réunion des représentants de divers acteurs du milieu de la pêche au crabe des neiges de l’Atlantique pour discuter des mesures visant à protéger la baleine franche de l’Atlantique Nord contre les empêtrements dans du matériel de pêche, dans le golfe du Saint-Laurent. M. Thériault était présent en tant que représentant des pêcheurs de crabe des neiges. M. Thériault et M. LeBlanc ont tous deux déclaré ne pas avoir eu d’interaction lors de cette réunion ou discuté de la proposition.

En plus de ces interactions, M. LeBlanc a admis sans hésitation que, lors de sa lecture des propositions, il avait remarqué que le nom de M. Thériault figurait dans la proposition présentée par la Five Nations Clam Company.

La décision d’annuler le processus de déclaration d’intérêt

Le 10 juillet 2018, M. LeBlanc m’a écrit en joignant une copie d’une note de service de Pêches et Océans Canada recommandant l’interruption du processus de déclaration d’intérêt pour l’octroi d’un quatrième permis pour la pêche à la mactre de Stimpson et qu’aucun permis ne soit délivré.

M. LeBlanc est devenu ministre des Affaires intergouvernementales et du Nord et du Commerce intérieur le 18 juillet 2018 et n’est donc plus ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne.

LA POSITION DE M. LEBLANC

Dans sa lettre du 14 mai 2018, M. LeBlanc a écrit que le processus d’appel de déclaration d’intérêt était, à son avis, entièrement conforme à la Loi.

M. LeBlanc a fait valoir que M. Thériault n’est pas un parent au sens de la Loi. M. LeBlanc a indiqué que ni lui ni son épouse n’entretenaient de relations sociales avec M. Thériault. M. LeBlanc a ajouté que M. Thériault n’avait jamais été invité à des réunions de famille auxquelles avaient assisté des amis et des membres de sa famille immédiate, comme ses noces, des anniversaires, des vacances ou les célébrations de soirées d’élection.

Dans un mémoire subséquent, les avocats de M. LeBlanc ont également souligné que, selon eux, M. Thériault n’était ni un parent ni un ami de M. LeBlanc au sens de la Loi. Ils ont affirmé que la définition d’un parent en vertu de la Loi se limite à la famille immédiate (par la naissance ou l’adoption), à l’époux ou au conjoint de fait et à la famille immédiate (par la naissance ou l’adoption) de l’époux ou du conjoint de fait. À leur avis, l’emploi des termes « parent » et « ami » à l’article 4 de la Loi vise à inclure uniquement les relations familiales les plus proches, ce qui exclurait la relation de M. LeBlanc avec M. Thériault. Ils ont également fait valoir qu’aucune loi provinciale ou fédérale sur les conflits d’intérêts ne prévoit l’inclusion de cousins ou de cousins par alliance en tant que membres de la famille ou parents.

Par ailleurs, M. LeBlanc a souligné qu’il n’y a aucune preuve d’une amitié avec M. Thériault, relevant que les interprétations antérieures du Commissariat concernant le terme « ami » incluaient des relations où un « lien étroit », un « sentiment d’affection » ou un « lien spécial » sont manifestes.

M. LeBlanc a ajouté que l’intérêt personnel de M. Thériault n’aurait pu être favorisé parce que l‘intérêt de ce dernier est trop éloigné du processus décisionnel pour que l’on puisse y voir un conflit aux termes de la Loi. Pour pouvoir prouver qu’un intérêt personnel a été favorisé, il doit l’avoir été de façon apparente et directe. M. LeBlanc a également souligné que même si l’intérêt personnel de M. Thériault avait été favorisé, il l’aurait fait sans le savoir puisqu’il ne connaissait aucunement la manière dont M. Thériault serait rémunéré par la Five Nations Clam Company.

Enfin, M. LeBlanc a soutenu qu’il n’avait pas favorisé de façon irrégulière l’intérêt personnel de M. Thériault, soulignant les rapports antérieurs où le Commissariat avait conclu qu’en l’absence de traitement de faveur au sens de l’article 7, il n’y avait aucune irrégularité.

ANALYSE ET CONCLUSION

Analyse

Dans le cadre de la présente étude, je dois déterminer si M. LeBlanc, dans son ancien poste de ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne, a contrevenu au paragraphe 6(1) et à l’article 21 de la Loi en prenant la décision de donner suite à la délivrance d’un permis pour la pêche à la mactre de Stimpson à la Five Nations Clam Company.

Le paragraphe 6(1) de la Loi interdit à un titulaire de charge publique de prendre une décision qui le placerait en situation de conflit d’intérêts. En voici le libellé :

6. (1) Il est interdit à tout titulaire de charge publique de prendre une décision ou de participer à la prise d’une décision dans l’exercice de sa charge s’il sait ou devrait raisonnablement savoir que, en prenant cette décision, il pourrait se trouver en situation de conflit d’intérêts.

L’article 4 de la Loi décrit les circonstances dans lesquelles un titulaire de charge publique serait en situation de conflit d’intérêts au sens du paragraphe 6(1) de la Loi. En voici le libellé :

4. Pour l’application de la présente loi, un titulaire de charge publique se trouve en situation de conflit d’intérêts lorsqu’il exerce un pouvoir officiel ou une fonction officielle qui lui fournit la possibilité de favoriser son intérêt personnel ou celui d’un parent ou d’un ami ou de favoriser de façon irrégulière celui de toute autre personne.

L’article 21 de la Loi oblige le titulaire de charge publique à se récuser dans certaines situations. En voici le libellé :

21. Le titulaire de charge publique doit se récuser concernant une discussion, une décision, un débat ou un vote, à l’égard de toute question qui pourrait le placer en situation de conflit d’intérêts.

Les éléments de preuve recueillis dans le cadre de la présente étude montrent que M. LeBlanc, ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne, exerçait des fonctions officielles lorsqu’il a décidé de donner suite à la proposition de la Five Nations Clam Company pour l’obtention du permis de pêche à la mactre de Stimpson, à l’exclusion de toutes les autres propositions. En prenant cette décision ministérielle, M. LeBlanc agissait pleinement dans le cadre des pouvoirs qui lui étaient conférés en vertu de la Loi sur les pêches.

M. Thériault avait un intérêt pécuniaire potentiel dans l’issue du processus, puisque l’intention était qu’il occupe le poste de directeur général de la Five Nations Clam Company. Cela ressort clairement de la proposition de la Five Nations Clam Company présentée au Ministère et examinée par M. LeBlanc. Bien qu’aucun élément de preuve ne suggère que M. LeBlanc aurait été au courant du mécanisme de rémunération du directeur général au sein de la Five Nations Clam Company, je suis d’avis que M. LeBlanc savait ou aurait raisonnablement dû savoir que M. Thériault, à titre de directeur général, serait rémunéré d’une façon ou d’une autre pour le travail qu’il effectuerait pour l’entreprise si le permis de pêche était octroyé à la Five Nations Clam Company. Je suis donc convaincu que M. LeBlanc avait la possibilité de favoriser l’intérêt personnel de M. Thériault dans cette affaire même si le permis n’a finalement pas été délivré.

Il reste à déterminer si M. LeBlanc était en situation de conflit d’intérêts au sens de l’article 4 de la Loi en favorisant l’intérêt personnel d’un parent. M. LeBlanc est d’avis que M. Thériault n’est pas un parent au sens de la Loi, puisque le lien familial est trop faible pour donner lieu à un conflit. Selon M. LeBlanc, la Loi ne s’applique qu’aux membres de la famille immédiate d’un titulaire de charge publique, et non à un cousin germain par alliance.

La Loi précise ce qui suit à l’égard du « parent » d’un titulaire de charge publique :

2(3) Toute personne apparentée à un titulaire de charge publique par les liens du mariage, d’une union de fait, de la filiation ou de l’adoption ou encore liée à lui par affinité est un parent de celui-ci pour l’application de la présente loi, à moins que le commissaire n’en vienne à la conclusion que, de façon générale ou à l’égard d’un titulaire de charge publique en particulier, il n’est pas nécessaire pour l’application de la présente loi de considérer telle personne ou catégorie de personnes comme un parent du titulaire.

La Loi confère au terme une portée largement inclusive et non limitée aux membres de la famille immédiate. Tout particulièrement, j’observe qu’il y est fait mention expresse des personnes liées par affinité, c’est-à-dire les relations qui découlent d’un mariage. Cette disposition de la Loi m’accorde un pouvoir discrétionnaire considérable pour exclure une personne ou une catégorie de personnes de la désignation de « parent ». M. Thériault, en tant que cousin germain de l’épouse de M. LeBlanc, serait donc lié par affinité à ce dernier, sauf si j’estime que cela n’est pas nécessaire aux fins de la Loi.

Par ailleurs, la Loi comprend également une définition distincte, plus restrictive, de « membres de la famille » au paragraphe 2(2) :

2(2) Sont considérés comme des membres de la famille d’un titulaire de charge publique pour l’application de la présente loi :
a) son époux ou conjoint de fait;
b) son enfant à charge et celui de son époux ou conjoint de fait.

Ainsi, la Loi établit une distinction entre les exigences qui incombent aux titulaires de charge publique vis-à-vis des membres de leur famille et de leurs parents. Pour ce motif, je ne peux accepter l’interprétation restrictive que donne M. LeBlanc au terme « parent » aux fins de l’application de la Loi. Je suis d’avis que l’intention de la Loi est d’inclure dans sa définition du terme des personnes autres que les membres immédiats de la famille du titulaire de charge publique.

Compte tenu de la preuve recueillie, il ne fait aucun doute que M. Thériault est un parent par affinité de M. LeBlanc et que M. LeBlanc était conscient de cette relation familiale au moment de sa décision. M. LeBlanc était également au courant de la forte participation de M. Thériault dans l’industrie de la pêche et avait discuté du dépôt de la proposition avant qu’elle ne soit reçue par Pêches et Océans Canada, lors d’une réunion officielle entre M. Thériault et M. LeBlanc sur une autre question. L’inclusion du nom de M. Thériault dans la proposition, tout en renforçant certainement sa crédibilité en raison de la participation importante de M. Thériault dans l’industrie des produits de la mer et auprès des Premières Nations du Nouveau-Brunswick, aurait dû attirer l’attention de M. LeBlanc sur l’existence d’un conflit potentiel.

La position de M. LeBlanc était qu’aucun conflit, perçu ou réel, ne pouvait exister puisque sa relation avec M. Thériault était celle de simples connaissances. En d’autres mots, ils ne jouissaient pas d’une relation familiale étroite. En l’absence d’une définition du terme « ami » en vertu de la Loi, j’ai déjà eu dans d’autres cas à tirer une conclusion sur la proximité d’une relation personnelle. Par exemple, j’ai tenu compte de l’étendue d’une relation pour déterminer si elle constituait une amitié au sens de la Loi dans le Rapport Chapman. La proximité d’une relation est moins importante, toutefois, lorsqu’on examine aux termes de la Loi une situation qui tourne autour d’un lien de parenté. Je ne vois aucune raison ici d’adopter certains critères comme on doit le faire dans le cas d’« amis », d’autant plus qu’il n’y a aucune indication législative que de telles considérations sont justifiées.

Bien que M. LeBlanc ait écrit que son épouse a 60 cousins germains dont M. Thériault, j’estime que le cousin germain du conjoint, que ce soit de façon générale en tant que catégorie de personnes ou en particulier en ce qui concerne M. LeBlanc, ne devrait pas être exclu de la définition de parent.

On n’attend pas d’un titulaire de charge publique qu’il connaisse les affaires privées de chacun de ses parents directs, et encore moins ceux des membres de sa parenté par affinité. Cependant, lorsqu’il est au courant de cas où l’intérêt personnel d’un parent peut être favorisé par l’exercice d’un pouvoir officiel ou d’une fonction officielle, le titulaire de charge publique doit veiller à prendre les mesures qui s’imposent pour éviter tout conflit d’intérêts.

J’ai déterminé, pour les motifs susmentionnés, que M. LeBlanc était en situation de conflit d’intérêts relativement à sa décision à l’égard de la délivrance d’un permis pour la pêche à la mactre de Stimpson à la Five Nations Clam Company. Par conséquent, M. LeBlanc aurait dû se récuser de cette décision puisqu’elle lui fournissait la possibilité de favoriser l’intérêt personnel de M. Thériault.

Conclusion

Pour les motifs susmentionnés, je conclus que M. LeBlanc a contrevenu au paragraphe 6(1) de la Loi en prenant une décision qui le plaçait dans une situation de conflit d’intérêts et à l’article 21 de la Loi, qui établit l’obligation correspondante de récusation.

ANNEXE : LISTE DES TÉMOINS

Les noms de tous les témoins sont énumérés ci-dessous en fonction des organismes dont ils relevaient au moment des faits qui font l’objet du présent rapport.

Représentations écrites

McGraw Seafood

  • M. Gilles Thériault, directeur général

Renseignements et documents demandés

Pêches et Océans Canada

  • Catherine Blewett, sous-ministre
  • Kevin Stringer, sous-ministre délégué 


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