Le 1er juin 2005, Yvon Godin, député d’Acadie-Bathurst, m’a demandé de faire enquête sur les circonstances entourant l’enregistrement sonore apparemment clandestin, par Gurmant Grewal, député de Newton-Delta-Nord, de ses conversations avec l’honorable Ujjal Dosanjh, le ministre de la Santé et député de Vancouver-Sud, et M. Tim Murphy, chef de cabinet du premier ministre.
L’objet des conversations en cause était la possibilité que M. Grewal quitte les rangs de l’opposition pour se joindre au gouvernement et qu’il appuie le gouvernement ou qu’il s’abstienne de voter dans un vote de confiance imminent à la Chambre des communes.
M. Godin m’a demandé plus expressément d’étudier les allégations suivantes :
i) « Que M. Grewal a cherché à obtenir des incitatifs auprès du ministre Dosanjh et/ou de M. Tim Murphy; ou que le ministre Dosanjh ou M. Murphy a offert des incitatifs
à M. Grewal pour qu’il change son (ses) vote(s) sur des questions étudiées à la Chambre des communes du Canada;
ii) Que M. Grewal a subrepticement enregistré sur audiocassette les conversations qu’il a tenues avec le ministre Dosanjh et/ou d’autres;
iii) Que M. Grewal a tenté de piéger le ministre Dosanjh à commettre un acte fautif. »
En ce qui concerne les allégations (i) et (iii), les renseignements recueillis au cours de l’enquête révèlent que M. Dosanjh n’a promis aucune récompense précise à M. Grewal pour qu’il (M. Grewal) modifie son vote de confiance portant sur le budget, le 19 mai 2005.
On ne peut dire clairement si M. Grewal a vraiment demandé un avantage pour modifier son vote ou s’il a simplement tenté de piéger M. Dosanjh, mais ses actes ont été, dans un cas comme dans l’autre, extrêmement déplacés. Si son intention était de demander un avantage, il s’est rendu coupable d’une infraction grave des articles 8 ou 11 du Code régissant les conflits d’intérêts des députés. S’il voulait plutôt piéger le Ministre, ses actes ont été incompatibles avec le principe 2 b) du Code des députés.
Quant à l’allégation (ii), l’enregistrement clandestin de conversations avec un autre député n’est pas illégal et ne va pas expressément à l’encontre des règles de déontologie du Code des députés, cependant, je ne crois pas que le comportement de M. Grewal soit compatible avec les principes du Code et plus particulièrement avec le principe 2 b).
Il est clair que cette affaire n’a pas accru la confiance du public dans l’intégrité de la Chambre des communes et de ses membres. Je crois au contraire que cette confiance s’en est trouvée diminuée.
Aux termes de l’article 27 du Code régissant les conflits d’intérêts des députés (Code des députés), qui constitue l’annexe 1 du Règlement de la Chambre des communes, un député qui a des motifs raisonnables de croire qu’un autre député n’a pas respecté ses obligations aux termes du Code peut demander une enquête. Normalement, une fois l’enquête terminée, le rapport est remis au président de la Chambre des communes, qui le dépose à la Chambre. Une fois qu’il a été déposé, le rapport est rendu public. L’article 28 du Code des députés prévoit que, lorsque le Parlement est dissous, le commissaire à l’éthique rend son rapport public après l’avoir remis au président.
La demande d'enquête
L’enquête a été lancée à la demande de M. Yvon Godin, député d’Acadie-Bathurst. Dans sa lettre du 1er juin 2005 (annexe 1), M. Godin m’a demandé de faire enquête sur les circonstances entourant l’enregistrement sonore apparemment clandestin, par M. Gurmant Grewal, député de Newton-Delta-Nord, de ses conversations avec l’honorable Ujjal Dosanjh, ministre de la Santé et député de Vancouver-Sud, et M. Tim Murphy, chef de cabinet du premier ministre. Les conversations ont porté sur la possibilité que M. Grewal quitte les rangs de l’opposition et « traverse le parquet de la Chambre » pour se joindre au gouvernement, ou qu’il s’abstienne de prendre part aux votes de confiance anticipés à la Chambre des communes.
Dans ma réponse à M. Godin (annexe 1), je l’ai informé que j’étais d’accord pour entreprendre une enquête, mais je lui ai signalé les deux limites imposées à cette enquête. D’abord, M. Murphy, à titre de chef de cabinet du premier ministre, ne pouvait être soumis à cette enquête.
Cela tient au fait que la demande de M. Godin portait sur des allégations selon lesquelles des députés ne se seraient pas conformés à leurs obligations aux termes du Code des députés. Par conséquent, le pouvoir que j’ai de faire cette enquête découle du paragraphe 27(1) du Code des députés. Puisque M. Murphy n’est pas député, je ne peux évaluer sa conduite à la lumière des obligations prévues dans le Code des députés, qui ne s’applique pas à lui.
On a laissé entendre que, puisque M. Murphy est titulaire de charge publique au sens du paragraphe 72.06 d) de la Loi sur le Parlement du Canada, le commissaire à l’éthique a le pouvoir de faire enquête sur sa conduite relativement à l’application du Code régissant la conduite des titulaires de charge publique en ce qui concerne les conflits d’intérêts et l’après-mandat (Code TCP). Il n’en est rien. Le paragraphe 72.08(1) de la Loi sur le Parlement du Canada ne m’autorise à faire enquête en vertu de ce code que lorsqu’il s’agit de la conduite des ministres, des ministres d’État et des secrétaires parlementaires. De plus, ces enquêtes ne peuvent être entreprises qu’à la demande d’un sénateur ou d’un député. En dehors de ces dispositions, le commissaire à l’éthique n’est pas autorisé par la loi à étudier la conduite d’autres catégories de titulaires de charge publique. Le Parlement souhaitera peut-être un jour modifier la Loi sur le Parlement du Canada à cet égard, mais je ne puis de mon proche chef outrepasser le mandat que la loi me confie.
Le deuxième élément qui limite la portée de mon enquête concerne les points qu’il est possible d’étudier. J’ai indiqué qu’ils se limitent aux incitatifs présumés qui auraient été demandés ou offerts entre MM. Grewal et Dosanjh, à l’enregistrement clandestin de conversations et au piège qui aurait été tendu par M. Grewal.
Mon bureau a commandé une étude sur le changement d’allégeance politique (i.e. traverser le parquet de la Chambre) à Desmond Morton, professeur d’histoire à l’Université McGill (annexe 4), mais je ne suis pas prêt à exprimer une opinion sur cette pratique en général. On parle de « traverser le parquet de la Chambre » dans les parlements inspirés par Westminster pour décrire le changement d’allégeance politique d’un député. La question a fait l’objet d’un débat considérable, à savoir s’il est acceptable ou même éthique qu’un député se joigne à un parti politique différent sans se soumettre à une élection complémentaire dans sa circonscription. Des projets de loi émanant de députés ont même été présentés à la Chambre des communes pour proposer que le siège d’un député devienne vacant si le député cesse de siéger comme membre du parti politique qui a appuyé sa candidature. Il n’existe cependant pas d’usages, de lois ni de règles parlementaires qui portent sur le changement d’allégeance, et je ne souhaite en établir aucun dans le présent rapport. Ce sont plutôt les circonstances particulières qui auraient pu amener M. Grewal à changer d’allégeance politique qui sont pertinentes à cette l’enquête.
Les ALLéGATIONS
Le paragraphe 27(2) du Code des députés indique que la demande formulée par un député doit (i) être présentée par écrit; (ii) identifier les dispositions du Code auxquelles il y aurait eu manquement; (iii) énoncer les motifs raisonnables pour lesquels le député croit que le Code n’a pas été respecté.
Comte tenu de ce qui précède, les trois allégations dont M. Godin fait état dans sa demande sont les suivantes (annexe 1) :
i) Que M. Grewal a cherché à obtenir des incitatifs auprès du ministre Dosanjh ou que le ministre Dosanjh a offert des incitatifs à M. Grewal pour qu’il change son vote
sur des questions étudiées à la Chambre des communes du Canada;
ii) Que M. Grewal a subrepticement enregistré sur audiocassette les conversations qu’il a tenues avec le ministre Dosanjh et/ou d’autres;
iii) Que M. Grewal a tenté de piéger le ministre Dosanjh à commettre un acte fautif.
Bien que le député n’ait pas précisé les dispositions du Code qui ont pu être enfreintes, je suis convaincu, d’après le libellé des allégations, qu’il s’agit dans tous les cas de la même séquence de faits, qui relèvent des articles 8 ou 11 du Code des députés, dont voici le texte :
« (8) Le député ne peut, dans l’exercice de ses fonctions parlementaires, agir de façon à favoriser ses intérêts personnels ou ceux d’un membre de sa famille ou encore, d’une façon indue, ceux de toute autre personne. »
et
« (11) Le député ne peut tenter de se livrer à aucune des activités interdites aux termes des articles 8 à 10. »
J’ai également la conviction que les trois allégations formulées dans la demande de M. Godin sont présentées par écrit et énoncent les motifs raisonnables qui l’ont amené à croire que le Code n’a pas été respecté.
La démarche
La première étape de la démarche a été de rencontrer officieusement M. Grewal pour s’enquérir auprès de lui ce qui, à son avis, s’était passé. Par la suite, il y a eu 21 entrevues en bonne et due forme à Vancouver, à New Westminster et à Ottawa avec des personnes liées aux faits visés par l’enquête.
La liste complète des témoins interviewés aux fins de l’enquête figure à l’annexe 3.
Enfin, MM. Grewal, Dosanjh et Murphy ont reçu des avis des faits en cause. Ils ont eu sept (7) jours civils pour communiquer leurs observations écrites au commissaire à l’éthique s’ils le souhaitaient. Toutes les observations fournies ont été prises en considération avant qu’on ne mette la dernière main au présent rapport.
La réalisation de cette enquête a demandé le temps et la coopération de plusieurs personnes.
Je dois signaler que les témoins ont participé de leur plein gré, car, aux termes du paragraphe 27(8) du Code, seuls les députés sont tenus de collaborer avec le commissaire à l’éthique.
Il y a eut une importante couverture médiatique concernant l’existence des enregistrements sonores faits par M. Grewal des conversations avec les différentes parties en cause. Bien entendu, ces enregistrements sont à la source de cette enquête. Cependant, d’emblée, je désirais procéder en obtenant les témoignages directs de toutes les parties impliquées avant de décider s’il serait nécessaire d’utiliser les enregistrements sonores comme preuve primaire afin d’appuyer mes constats et mes conclusions. Ainsi, toutes les questions reliées à la provenance, à la qualité, à l’intégralité, à la traduction et à la transcription des enregistrements pourraient être abordées ultérieurement. Même si tous les enregistrements sonores avaient été optimisés pour les fins de traduction et de transcription, je n’étais pas convaincu qu’une transcription exacte et fiable pourrait être réalisée pour les conversations en punjabi. En effet, tout au long de cette enquête, les avocats des parties concernées ont présenté de sérieuses objections concernant l’utilisation des enregistrements sonores pour appuyer cette enquête. Au moment de conclure cette enquête, compte tenu de l’abondance des preuves primaires corroborées par tous les témoins, je n’ai pas considéré nécessaire d’utiliser le contenu des enregistrements sonores pour établir mes conclusions.
Le CONTEXTe
Trois éléments situent dans une certaine mesure le contexte des faits visés par l’enquête.
D’abord, les faits en cause se sont produits au cours de la semaine précédant le vote de confiance qui devait avoir lieu à la Chambre des communes le 19 mai 2005. Il était alors reconnu que le résultat du vote serait trop serré pour qu’on puisse le prévoir. La survie du gouvernement était en jeu, et il est clair que ces évènements ont eu une influence sur les faits qui se sont produits.
Deuxièmement, plusieurs témoins qui ont donné leur point de vue au cours de l’enquête ont avancé que les faits qui se sont déroulés du 15 au 19 mai 2005 ont été l’aboutissement d’un processus qui a pu commencer beaucoup plus tôt. Dans certains cas, on nous a dit que, depuis un certain temps, M. Grewal cherchait des occasions favorables à un changement de parti pour lui et son épouse, Nina Grewal, qui est également députée conservatrice. Dans d’autres cas, on nous a dit que M. Dosanjh avait exprimé de l’intérêt, dès février ou mars 2005, pour que M. et Mme Grewal se joignent au gouvernement. Aucune de ces versions n’a été corroborée, et personne n’a dit qu’il y avait eu des contacts directs entre MM. Grewal et Dosanjh avant le lundi 16 mai
2005.
Troisièmement, il est ressorti des entrevues que nous avons menées que de nombreuses rumeurs circulaient dans la communauté indo-canadienne de la région de Vancouver voulant qu’on envisage de nommer M. Grewal au Sénat. Sept des 21 personnes interviewées au cours de l’enquête ont signalé ceci. Rien ne permet de dire d’où sont parties les rumeurs, quel était leur fondement ni pour quelle raison on les a fait circuler.
Les faits
Malgré des divergences entre les témoignages des 21 personnes interviewées et le fait que plusieurs témoins n’aient donné qu’une information limitée, les principaux faits survenus entre le 14 et le 18 mai 2005 sont assez solidement corroborés.
Les 14 et 15 mai 2005
M. Dosanjh a indiqué que le samedi 14 mai 2005 il a reçu un appel téléphonique de M. Bob Cheema, homme d’affaires de la région de Vancouver-Surrey qui connaît M. Dosanjh et M. Grewal. D’après M. Dosanjh, M. Cheema est venu lui rendre visite chez lui en soirée et lui a dit que M. et Mme Grewal seraient disposés à se joindre au gouvernement en échange d’un poste aux Nations Unies ou d’une nomination au Sénat pour elle et d’un poste au Cabinet pour lui. M. Manjit Singh Saini, une connaissance de M. Cheema dans le milieu des affaires, a dit dans son témoignage qu’il avait lui-même été appelé, avant ces faits (en avril ou au début de mai), par M. Cheema. Celui-ci a fait savoir à M. Saini que, si M. Grewal obtenait un poste au Cabinet et si sa femme était nommée au Sénat ou à un poste aux Nations Unies, M. Grewal passerait au Parti libéral. M. Dosanjh dit avoir informé M. Cheema, le 14 mai 2005, que, si les Grewal voulaient changer d’allégeance politique, il appartenait au premier ministre de décider si une nomination serait faite éventuellement et, dans l’affirmative, quelle serait cette nomination.
Au cours de nos entrevues, il nous a été impossible d’élucider la question de savoir si quelqu’un a encouragé M. Cheema à faire ces démarches et si c’est le cas, de qui il s’agit, et M. Cheema lui-même soutient ne rien savoir de pareille rencontre. Toutefois, sur la foi des éléments de preuve réunis, j’estime que M. Dosanjh est le témoin le plus digne de foi à cet égard, et je crois donc que la rencontre a effectivement eu lieu, à peu près comme M. Dosanjh l’a expliqué.
M. Dosanjh a déclaré que, après cette rencontre avec M. Cheema, il avait eu une conversation téléphonique avec le premier ministre, qui lui avait donné instruction de ne prendre aucun engagement et de ne faire aucune offre. Au cours de son entrevue, le premier ministre a confirmé avoir parlé de la situation avec M. Dosanjh le dimanche 15 mai, et qu’il ne devait y avoir ni offre, ni engagement. Le premier ministre a ajouté dans son témoignage qu’il avait dit à M. Dosanjh de discuter de cette question avec M. Tim Murphy, son chef de cabinet, puisqu’il était lui-même occupé par les préparatifs de la visite royale. Le premier ministre dit qu’il a donné à M. Dosanjh les instructions suivantes : « S’il veut changer de parti de son propre gré, nous sommes prêts à envisager cette possibilité, mais il ne doit y avoir aucune contrepartie de quelque nature que ce soit. »
M. Murphy a dit dans son témoignage que, vers midi ce jour-là (dimanche), après avoir parlé au premier ministre, il s’est entretenu avec M. Dosanjh et réitéré la position selon laquelle le premier ministre voulait qu’il soit clairement entendu qu’il importait de ne prendre aucun engagement envers M. Grewal et de ne lui faire aucune offre.
Le 15 mai 2005
M. Grewal et M. Sudesh Kalia, courtier d’assurance politiquement actif de Surrey, disent tous les deux que, sur une période de sept à dix jours, avant la fin de semaine du 14-15 mai, M. Grewal a tenté de joindre M. Kalia. Tous deux conviennent que M. Grewal a appelé M. Kalia le matin du 15 mai 2005. M. Kalia a précisé dans son témoignage que, au cours de la conversation, il a évoqué la rumeur selon laquelle M. Grewal serait nommé au Sénat. Par contre, MM. Kalia et Grewal ont présenté des versions différentes du reste de la conversation.
Selon M. Grewal, M. Kalia a abordé avec lui la question d’un changement d’allégeance en échange d’une récompense. M. Grewal a ajouté que, après une brève période de réflexion, il avait décidé, pour une raison ou une autre, de poursuivre les discussions.
D’après M. Kalia, M. Grewal a indiqué avoir entendu la rumeur de sa nomination au Sénat, mais qu’il n’avait pas été approché et qu’il n’en avait pas parlé avec qui que ce soit. Dans son témoignage, M. Kalia a dit que M. Grewal l’avait informé qu’il se joindrait aux Libéraux si M. Kalia intervenait pour lui auprès de quelqu’un.
Plusieurs personnes ont donné des témoignages convergents sur ce que M. Kalia a fait après sa conversation avec M. Grewal. Selon leurs comptes rendus, M. Kalia a d’abord communiqué avec M. Kuldip Singh Jhand qui, croyait-il, pourrait lui donner le numéro de téléphone de M. Bill Cunningham, ancien président du Parti libéral fédéral en Colombie-Britannique. M. Kalia a également décidé de contacter M. Dosanjh, ce qui a abouti à une rencontre en après-midi au bureau de circonscription de ce dernier. Au cours de cette rencontre, M. Kalia a informé M. Dosanjh que M. Grewal souhaitait traverser le parquet de la Chambre pour devenir libéral, pourvu qu’on lui accorde un poste au Cabinet et un poste aux Nations Unies ou une nomination au Sénat pour Mme Grewal. M. Dosanjh a répondu qu’il discuterait de la proposition si M. Grewal comprenait qu’aucun engagement et aucune offre n’étaient envisageables. M. Kalia a dit avoir transmis cette information à M. Grewal en soirée.
MM. Hardev Bal et Khushpal Gill ont présenté une version différente, alléguant que M. Kalia avait approché M. Grewal à la demande de M. Dosanjh. MM. Bal et Gill ont déclaré que, le 1er ou le 2 mars 2005, ils avaient accompagné Adrian Dix, député provincial de Vancouver-Kingsway, chez M. Kalia pour lui vendre des billets de sa campagne de financement provinciale. M. Bal a déclaré dans son témoignage que, au cours d’une conversation avec M. Kalia (en punjabi), ce dernier lui avait dit que M. Dosanjh lui avait demandé de rallier M. Grewal au parti, c’est-à-dire de l’inciter à changer d’allégeance politique. M. Dix, par ailleurs, se rappelle de l’échange en punjabi et, bien qu’il ne possède pas cette langue parfaitement, il est certain qu’il n’a pas été question du changement d’allégeance de M. Grewal.
Lorsque j’ai étudié ces versions contradictoires des faits, les nombreux faits corroborés qui appuient la version de M. Kalia m’ont incité à accorder peu de valeur aux autres versions.
Le 16 mai 2005
MM. Dosanjh, Grewal et Kalia conviennent tous que M. Kalia a eu avec chacun d’eux, lundi, des entretiens qui ont abouti à une rencontre, à 20 heures, entre M. Grewal et M. Dosanjh à l’appartement de ce dernier, à Ottawa.
M. et Mme Grewal ont tous deux déclaré que, en se rendant à la période des questions, le lundi 16 mai 2005, M. Grewal l’avait informée pour la première fois qu’il avait été contacté par M. Kalia. Mme Grewal a répondu : « Tu perds ton temps, tu sais, parce que nous n’allons pas passer chez les Libéraux. »
M. Grewal a expliqué au cours de son témoignage que, plus tôt le même jour, il avait décidé d’acheter un nouveau magnétophone numérique pour enregistrer ses conversations. Il a parlé d’un autre incident antérieur où un député conservateur avait dit s’être fait offrir une nomination, mais que les Libéraux l’avaient nié. M. Grewal a dit qu’il ne voulait pas se retrouver dans la même situation. Le soir de la rencontre avec M. Dosanjh, il avait l’appareil sur lui, mais il ne fonctionnait pas correctement, malgré ses efforts pour le réparer. Il n’a donc pas enregistré la rencontre de la soirée.
Les témoignages de MM. Dosanjh et Grewal sont relativement concordants au sujet de la nature des discussions ayant eu lieu lors de cette soirée. M. Dosanjh a parlé de sa propre carrière politique et signalé que le premier ministre n’avait pris aucun engagement et ne lui avait fait aucune offre lorsqu’il a accepté de se porter candidat libéral aux élections de 2004.
Ils ont aussi parlé des droits à la retraite de parlementaire de M. Grewal. Toutefois, on relève une importante divergence : M. Grewal affirme que M. Dosanjh lui a explicitement offert un poste de consul général à Boston ou à Seattle ou un poste d’ambassadeur dans un petit pays.
Par contre, M. Dosanjh soutient qu’il n’y a eu aucune offre. Aucun autre élément de preuve ne corrobore une version ou l’autre.
Le 17 mai 2005
Les témoignages de MM. Dosanjh, Grewal et Murphy, sont relativement concordants en ce qui a trait au déroulement de la rencontre ayant eu lieu le mardi 17 mai à 13h00 au bureau de M. Dosanjh à l’édifice de la Confédération.
MM. Dosanjh et Grewal ont tous deux convenu qu’avant l’arrivée de M. Murphy à cette rencontre, il y avait eu des discussions additionnelles sur les droits de pension de retraite de M. Grewal. Cependant, leurs versions diffèrent sur l’aspect suivant : d’un côté, M. Dosanjh a indiqué lors de son témoignage que M. Grewal était extrêmement enthousiaste par le fait que Mme Belinda Stronach ait traversé le parquet de la Chambre le matin même et comment il serait désormais simple pour lui d’être nommé au Cabinet. De l’autre coté, selon le compterendu de M. Grewal, M. Dosanhj a suggéré un poste au Cabinet ou un poste de diplomate pour lui et un siège au Sénat pour son épouse.
Selon les témoignages des trois parties qui sont relativement concordants, après l’arrivée de M. Murphy, le reste de la conversation s’est essentiellement poursuivie entre MM. Murphy et Grewal.
Il y a eu une discussion entre MM. Murphy et Grewal concernant la situation à la Chambre et plus précisément sur l’imminence du vote de confiance sur le budget.
Il appert des trois témoignages que M. Grewal a soulevé la question « Volpe ». À savoir, M. Grewal voulait que le Ministre Volpe s’excuse pour ses commentaires sur le fait que M. Grewal demandait à ses commettants des garanties personnelles pour leurs démarches visant à obtenir des visas de résidents temporaires.
e plus, MM. Murphy et Grewal ont tous deux témoigné qu’ils se sont entendus qu’au moment de répondre aux questions sur les motifs de ses pourparlers avec les Libéraux, M. Grewal affirmerait que les discussions portaient sur des questions de principe.
En effet, M. Grewal a témoigné qu’on lui aurait dit qu’il lui fallait répondre « que le Bloc et l’Alliance (sic) ou la collaboration n’était pas la façon d’agir ».
Les 17 et 18 mai 2005
Dans leur témoignage, M. Grewal et M. Geoff Norquay, alors directeur des communications au bureau de l’honorable Stephen Harper, chef de l’Opposition, ont déclaré que, le mardi soir, 17 mai 2005, après une réunion spéciale du caucus, M. Grewal avait abordé M. Harper et lui avait confié qu’il avait quelque chose d’urgent à lui dire. Toutefois, M. Harper était pressé, car il devait prendre l’avion pour Regina, et il a été impossible aux deux hommes de discuter plus longuement ce soir-là.
MM. Grewal et Norquay ont dit que M. Grewal avait parlé avec M. Harper au téléphone le matin du mercredi 18 mai 2005. Au cours de cette conversation, M. Grewal a expliqué que des discussions se déroulaient entre lui et les Libéraux au sujet de son changement d’allégeance et qu’on lui faisait des offres. M. Grewal a proposé d’enregistrer une conversation qu’il pensait peut-être avoir ultérieurement avec le premier ministre. M. Grewal a précisé que M. Harper lui avait dit de ne pas enregistrer le premier ministre.
Malheureusement, en dépit de nombreuses tentatives entre les mois d’août et novembre, il a été impossible d’interviewer M. Harper, puisque nous avons été informés que son horaire ne permettait pas une interview. Nous voulions nous assurer avec lui que M. Grewal l’avait abordé pour la première fois à ce sujet après la réunion du caucus du mardi soir (17 mai 2005) et que c’est seulement le mercredi 18 mai, au cours d’une conversation téléphonique avec M. Grewal, qu’il (M. Harper) avait été informé par ce dernier qu’il (M. Grewal) enregistrait des conversations avec les Libéraux au sujet d’un changement d’allégeance et des offres qui étaient faites. Néanmoins, comme il est dit plus haut, ces faits ont été corroborés par M. Norquay.
MM. Grewal et Murphy ont déclaré qu’ils s’étaient rencontrés dans le bureau de M. Grewal à 10 heures, le mercredi matin.
M. Murphy a confirmé que, au cours de cette conversation, ils avaient discuté des possibilités qui s’offraient à M. Grewal en ce qui concerne le vote, par exemple qu’il devienne député indépendant ou qu’il s’abstienne de voter. Ils ont reconnu tous deux que la discussion avait continué de porter sur les conséquences d’un changement d’allégeance de M. Grewal. La rencontre s’est terminée sans engagement de la part ni de l’un ni de l’autre.
M. Dosanjh a témoigné qu’il a été informé ultérieurement que deux députés conservateurs tiendraient un évènement médiatique au cours duquel ils annonceraient que les Libéraux tentaient d’acheter leurs votes. Conséquemment, M. Dosanjh a contacté M. Grewal et ce dernier lui a donné l’assurance que ce n’était ni lui ni son épouse qui faisaient de telles allégations.
Il n’y a pas eu d’autres discussions entre MM. Grewal, Dosanjh ou Murphy.
M. Grewal et M. Norquay, ancien directeur des communications au bureau de l’honorable Stephen Harper, chef de l’Opposition, ont confirmé tous les deux que, le mercredi après-midi, le premier a mis le deuxième au courant des conversations enregistrées. Peu après, le Parti conservateur a décidé de tenir une conférence de presse pour rendre publics des extraits de ces enregistrements et non leur intégralité.
LES COÛTS PARTICULIERS
Au cours d’une enquête, le Bureau encourt généralement des coûts supplémentaires. Par exemple, des frais de déplacement et de services professionnels, dont des services de transcription et de traduction, ont été nécessaires pour mener cette enquête. Tous ces coûts seront absorbés à même le budget du Bureau du commissaire à l’éthique. Néanmoins, conformément aux pratiques passées du Bureau de communiquer au public les coûts particuliers liés à ses enquêtes, ces dépenses spéciales sont énumérées à l’annexe 2.
LES CONCLUSIONS
Les première et troisième allégations sont étroitement liées, car toutes les deux se rapportent aux intentions des diverses parties en cause dans les discussions sur la possibilité que M. Grewal change d’allégeance. Elles seront donc abordées simultanément.
(i) M. Grewal a cherché à obtenir des incitatifs auprès du ministre Dosanjh ou le ministre Dosanjh a offert des incitatifs à M. Grewal pour qu’il change son vote sur des
questions étudiées à la Chambre des communes du Canada.
et
(iii) M. Grewal a tenté de piéger le ministre Dosanjh à commettre un acte fautif.
Comme je l’ai indiqué en début de rapport, la séquence des faits relatés ci-dessus s’est déroulée dans le contexte d’un vote de confiance imminent à la Chambre des communes, prévu pour le 19 mai 2005. L’issue du vote était loin d’être certaine, car semble-t-il, elle dépendait d’une ou deux voix. Chaque voix comptait. Dans ce contexte, si M. Grewal a cherché à obtenir une récompense de M. Dosanjh ou si ce dernier a proposé une récompense à M. Grewal de façon à modifier la décision de ce dernier de voter ou non ou de voter d’une façon ou d’une autre dans ce cas, ce comportement est nettement visé par l’article 8 du Code régissant les conflits d’intérêts des députés, qui dispose :
« Le député ne peut, dans l’exercice de ses fonctions parlementaires, agir de façon à favoriser ses intérêts personnels ou ceux d’un membre de sa famille ou encore, d’une façon indue, ceux de toute autre personne. »
ou par l’article 11 :
« Le député ne peut tenter de se livrer à aucune des activités interdites aux termes des articles 8 à 10. »
Voter au Parlement et négocier avec d’autres députés avant de voter font partie des devoirs et fonctions du député. Si M. Grewal avait cherché à obtenir une récompense ou un incitatif pour changer d’allégeance, il aurait agi ou tenté d’agir pour favoriser ses intérêts personnels.
De la même façon, si M. Dosanjh avait offert une récompense ou un incitatif à M. Grewal pour qu’il change d’allégeance, il aurait agi ou tenté d’agir de façon à favoriser de façon indue les intérêts personnels de M. Grewal. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agirait d’une infraction extrêmement grave du Code des députés.
Pour ce qui est de la question du piège qui aurait été tendu, je signale que cette notion a des connotations juridiques très précises qui se rapportent aux situations où une personne est incitée ou persuadée de commettre une infraction qu’elle n’avait pas jusque-là l’intention de commettre ou de faire. Le fait de tendre un piège n’est prévu par aucune règle de déontologie du Code des députés. Néanmoins, je crois que si un député tente de piéger un autre député pour qu’il commette un acte fautif, ce comportement devrait être clairement interdit par le Code des députés, bien qu’il ne le soit pas pour l’instant. Par ailleurs, ce comportement va clairement à l’encontre des principes du Code des députés, notamment le principe 2 b), qui prévoit :
« Vu que les fonctions parlementaires constituent un mandat public, la Chambre des communes reconnaît et déclare qu’on s’attend à ce que les députés remplissent leurs fonctions avec honnêteté et selon les normes les plus élevées de façon à éviter les conflits d’intérêts réels ou apparents et à préserver et accroître la confiance du public dans l’intégrité de chaque député et envers la Chambre des communes. »
Certes, je crois qu’il faut faire preuve de prudence lorsqu’on invoque les principes du Code des députés, étant donné qu’on risque de leur donner une application illimitée, mais je signale que, si M. Grewal avait cherché à piéger M. Dosanjh afin de l’amener à lui offrir une récompense ou un incitatif en échange d’une modification de son vote, il aurait poussé M. Dosanjh à commettre une infraction extrêmement grave des articles 8 ou 11 du Code des députés. Il est clair que cela aurait été un acte fautif.
En ce qui concerne M. Dosanjh, il est clair que lui et M. Murphy avaient un intérêt considérable à ce que M. Grewal change d’allégeance. Après tout, le vote de confiance était imminent. Le fait qu’ils aient poursuivi les discussions avec M. Grewal en témoigne clairement. Du reste, M. Dosanjh a lui-même affirmé dans son témoignage :
« ... J’estime qu’il était de mon devoir, à titre de membre du gouvernement et de député, d’assurer la survie du gouvernement par tout moyen légitime et que les Canadiens ne voulaient pas avoir d’élections. Si un député était disposé à changer d’allégeance, j’étais prêt à discuter avec lui dans les circonstances appropriées. »
En ce qui concerne l’allégation (i) :
Je ne peux donc conclure, sur la foi des témoignages corroborés des témoins, que M. Dosanjh a incité M. Grewal à modifier sa décision relativement au vote de confiance sur le budget qui a eu lieu le 19 mai 2005 ou lui a proposé une récompense précise pour qu’il le fasse.
Toutefois, je conclus qu’il aurait été préférable que MM. Dosanjh et Murphy cessent de rencontrer M. Grewal alors qu’il était évident que ce dernier était hésitant. Après tout, le premier ministre avait donné instruction de ne pas prendre des engagements et de ne pas faire d’offres.
Quant à M. Grewal, il a admis que, le lundi 16 mai 2005, il avait décidé d’enregistrer les conversations qu’il avait avec MM. Kalia, Dosanjh et Murphy pour avoir une preuve de la nature des discussions qui se déroulaient. Il est clair, d’après le témoignage de M. Grewal lui-même, qu’il s’efforçait d’obtenir des Libéraux une offre ferme de récompense précise ou d’incitatif. La question qui subsiste est celle des motivations qui l’ont poussé à agir de la sorte.
La preuve dans cette affaire me permet de conclure que M. Grewal cherchait soit (i) à obtenir réellement une récompense ou un incitatif pour modifier son vote, auquel cas il aurait enregistré les conversations pour confondre les Libéraux si une offre était faite, mais non honorée par la suite, ou si cette offre n’était pas faite; soit (ii) à piéger MM. Dosanjh et Murphy en les amenant à offrir une récompense ou un incitatif à un député de l’opposition pour qu’il modifie son vote. Les preuves recueillies ne me permettent pas de déterminer laquelle de ces possibilités (sinon les deux) est la bonne, mais, quel que soit le cas, il est clair que les actes de M. Grewal ne correspondent pas aux normes de conduite auxquelles on s’attend de la part d’un député.
Quelle qu’ait été la motivation de M. Grewal, il avait l’intention d’enregistrer ses conversations avec MM. Dosanjh et Murphy. S’il voulait effectivement obtenir une récompense pour changer d’allégeance et voter avec le gouvernement en faveur du vote de confiance portant sur le budget (ou s’abstenir de voter), cela constituerait une infraction extrêmement grave des articles 8 ou 11 du Code régissant les conflits d’intérêts des députés. Si, par contre, telle n’était pas sa motivation, c’est donc manifestement qu’il cherchait à piéger M. Dosanjh, ce qui contrevient entièrement aux principes du Code des députés.
Par conséquent, en ce qui concerne les allégations (i) et (iii), dans le cas particulier de M. Grewal, l’une ou l’autre est fondée, et peu importe laquelle, les actes de M. Grewal étaient à mon avis parfaitement répréhensibles et méritent à tout le moins des reproches.
(ii) M. Grewal a subrepticement enregistré sur audiocassette les conversations qu’il a tenues avec le ministre Dosanjh et/ou d’autres M. Grewal a déclaré librement qu’il avait enregistré ou essayé d’enregistrer certaines de ses conversations, ce qui n’est pas illégal et ne contrevient à aucune règle de déontologie du Code régissant les conflits d’intérêts des députés. Toutefois, comme dans le cas du piège qui aurait été tendu, j’estime que ce comportement est incompatible avec les principes du Code, mais pour une raison différente.
L’un des privilèges fondamentaux du député est la liberté de parole, surtout au Parlement. J’estime que la possibilité qu’un député enregistre subrepticement, de façon courante – ou même sporadique – les conversations d’autres personnes aurait un effet paralysant sur l’efficacité de nos institutions nationales. Il faut préserver la capacité des parlementaires de mener des discussions franches, sans quoi le système souffrira d’une prudence inspirée par le souci de se protéger, car tous craindront que des mots déplacés ne soient employés dans un contexte différent de celui où ils devaient être entendus.
En outre, j’estime que cette pratique répétée aurait en fin de compte pour conséquence d’effriter davantage la confiance des Canadiens envers leur système politique démocratique.
Il n’est guère étonnant que, dans le contexte particulier d’un vote imminent dont le résultat serait probablement très serré sur le budget proposé par le gouvernement, il y ait eu un intérêt plus prononcé que d’habitude pour la possibilité de changement d’allégeance, et ce, peut-on présumer, dans un sens ou dans l’autre.
Les faits de cette affaire ont cependant donné au public un aperçu inhabituel sur la politique dans ce qu’elle a de moins attrayant. Certes, les parties en cause n’ont pas trempé dans des activités illégales. En effet, les changements d’allégeance politique (« traverser le parquet de la Chambre ») ont, au Canada, une longue et fascinante histoire. Il demeure que cette affaire présente toutes les parties en cause sous un jour particulièrement peu flatteur, en ceci que toutes semblent à tout le moins avoir fort peu d’intérêt pour des principes, mais être très intéressées par le pouvoir et ses privilèges. Les convictions politiques sincères et la compétence, par exemple, ne semblent pas avoir joué un rôle important dans les conversations.
Pendant trois jours, les parties se sont plutôt prêtées à un ballet de conversations dans lequel chacune essayait de savoir ce que l’autre proposait.
Il est peut-être naïf de présumer que la politique est autre chose qu’un sport où tous les coups sont permis. Toutefois, si on veut que les Canadiens continuent de croire en la valeur du gouvernement démocratique et de faire confiance à leurs institutions politiques, des exemples plus édifiants du gouvernement et de la politique à leur meilleur devront leur être donnés.
Annexe II
ÉTAT DES FRAIS LIÉS À L'ENQUÊTE
Annexe III
LISTE DES TÉMOINS INTERROGÉS
Annexe IV
La formation de partis politiques régis par une discipline unificatrice rend possible le régime parlementaire au Canada tel qu’il est. C’est la conséquence logique, voire inévitable, de la confiance accordée au « gouvernement responsable » au dix-neuvième siècle. Ce type de régime répond aux objectifs de « paix » et « d’ordre » énoncés dans la Constitution, même si ses opposants peuvent toujours nier qu’il constitue également une garantie de « bon gouvernement ». Pourtant, la plupart des Canadiens démontrent régulièrement qu’ils tiennent à un gouvernement stable, même si, comme l’a observé M. David Docherty, leur façon de voter crée une forte instabilité dans la députation1.
La discipline de parti au Canada
Au Canada, la discipline de parti tranche nettement avec ce qu’on observe au Congrès américain. Dans les deux régimes, les partis au pouvoir imposent leur discipline grâce à un système de « favoritisme »2.
Comme c’est le cas pour la plupart des divergences par rapport au modèle américain, les Canadiens, surtout les citoyens et les régions qui ont l’impression d’être laissés pour compte dans bien des décisions prises par le gouvernement, ne sont pas convaincus des vertus d’une discipline de parti stricte. C’est ce qui explique que les électeurs de l’Ouest du Canada et, à l’occasion, ceux du Québec aient à maintes reprises revendiqué que leurs députés représentent véritablement leurs intérêts. C’est pourquoi, depuis l’époque des progressistes, les partis réformistes n’ont eut d’autre choix que d’exiger de leurs députés qu’ils suivent la doctrine du parti. Ce n’est pas un hasard si le Parti progressiste, le Crédit social, la Fédération du commonwealth coopératif (CCF) et l’Alliance réformiste conservatrice canadienne ont compté plus de transfuges que les deux autres partis canadiens traditionnels au cours de la période étudiée (1921-2005). La rigidité de la « discipline » contribue-t-elle à l’indiscipline? Dans la foulée de l’élection de 1993, la décision des libéraux de Jean Chrétien de passer outre à leur promesse d’abroger la taxe sur les produits et services a poussé John Nunziata, député de York-Sud–Weston, à voter contre son parti, même s’il savait très bien qu’il serait suspendu en agissant de la sorte. Dennis Mills l’a par la suite imité, démissionnant en douce de son poste de whip du Parti libéral pour pouvoir à son tour exprimer son indignation, bien qu’il ait réintégré le caucus peu de temps après3.
Sheila Copps a, quant à elle, adopté une autre stratégie, plus audacieuse mais beaucoup plus onéreuse, en démissionnant de son siège et en se faisant réélire dans sa circonscription de Hamilton–Est. Les élections partielles coûtent cher au Trésor fédéral et aux candidats en lice et très peu de députés canadiens ont suivi l’exemple de Mme Copps.
Les différentes conceptions de la discipline de parti
L’influence des électeurs sur un député ou une assemblée législative est un thème qui revient constamment dans le discours de ceux que la politique canadienne mécontente4. Les progressistes ont admirablement bien démontré l’importance de ce principe en remportant 65 sièges lors des élections de 1921, principalement dans l’Ouest et les régions rurales, privant ainsi les libéraux de circonscriptions qu’ils auraient possiblement gagnées autrement et les forçant à former un gouvernement minoritaire. Même s’ils étaient le deuxième groupe parlementaire en importance, les membres du Parti progressiste ont refusé de se plier aux conventions régissant la discipline de parti et de former l’Opposition officielle. Cette décision conféra un avantage politique majeur aux conservateurs et priva les progressistes pratiquement de tout pouvoir d’action. Pour reprendre la célèbre expression de W. L. Mackenzie King, ils devinrent des « libéraux pressés ». Deux députés passèrent immédiatement dans le camp des libéraux pour pouvoir au moins jouer un rôle au sein du gouvernement de King, d’autres ont traversé le parquet de la Chambre à titre de « libéraux progressistes », et d’autres encore, essentiellement des membres d’un groupe informel de députés travaillistes et progressistes dissidents, s’unirent sous la bannière des Fermiers unis de l’Alberta pour ensuite joindre les rangs de la Fédération du commonwealth coopératif (parti agricole travailliste et socialiste), ou CCF, fondée dans les foulée de la Crise des années 30.
Sous la gouverne de J. S. Woodsworth et sous l’influence de son successeur dans la circonscription de Winnipeg Nord–Centre, le révérend Stanley Knowles, la CCF véhiculait une idéologie social-démocrate, mais plutôt conservatrice en matière d’affaires parlementaires. En règle générale, ses députés s’efforçaient de maîtriser la procédure de la Chambre des communes et de respecter les règles, même s’ils les interprétaient parfois avec ingéniosité pour étendre l’influence des députés d’arrière-ban. La CCF se distinguait nettement à cet égard des autres partis politiques fondés dans l’Ouest canadien, au point que des historiens sympathisants ont affirmé que c’est la CCF qui établissait le programme d’action des gouvernements à la fin de la guerre et au début de l’après-guerre.
Comme les autres partis fondés dans l’Ouest canadien, la CCF a pu tirer profit du ressentiment des électeurs de cette région du pays à l’endroit d’un système politique dominé par le Canada central. Ottawa était à des lieues de l’Ouest canadien et, malgré l’optimisme effervescent des premières décennies d’établissement, les politiques fédérales étaient presque invariablement élaborées en fonction des provinces plus populeuses de l’Ontario et du Québec. Peu importe le parti élu, les Canadiens de l’Ouest se sentaient rarement en mesure d’exercer une influence, sauf peut-être durant le règne de Diefenbaker. Le Québec aussi s’est souvent senti lésé, surtout pendant les années de guerre, lorsque des voix patriotiques et britanniques se sont élevées en faveur de la conscription des Québécois réticents et, plus tard, lorsque la majorité du Canada anglais a rejeté, sans y prêté beaucoup d’attention, les demandes de la province pour obtenir un « statut spécial » au sein de la confédération. Les listes de « transfuges »5 comptent un nombre disproportionné de députés du Québec et des provinces de l’Ouest, qui ont ainsi exprimé leur mécontentement à l’égard de partis rarement à l’écoute de leurs préoccupations ou qui, dans le cas du Parti progressiste et, plus tard, du Parti réformiste, ont pratiquement sanctionné les velléités d’indépendance6.
Profil des transfuges
Qui sont ces gens qui changent d’affiliation politique au cours de leur carrière parlementaire? Agissent-ils ainsi parce qu’ils se rendent compte qu’ils sont dans le mauvais parti? Ou parce que leur parti les a abandonnés? Dans un cas comme dans l’autre, changer d’idée, c’est faire preuve d’une certaine sagesse : celle d’admettre l’évidence. Toutefois, il est exceptionnellement rare que la décision d’un transfuge soit interprétée de cette façon. La conformité est peut-être la marotte des petits esprits, mais beaucoup de citoyens ont hélas tendance à faire preuve de paresse lorsque vient le temps d’essayer de comprendre la politique. Ainsi, ils déplorent généralement que les gens changent d’avis, sauf si la volte-face va dans le sens de leurs propres préjugés. Bien que cela soit sans grande conséquence, l’utilisation des données biographiques de l’édition centenaire du Canadian Directory of Parliament (mon cadre de référence initial) n’est donc pas très utile ici7. La plupart de mes données proviennent directement ou indirectement des députés eux-mêmes, et pas moins de dix d’entre eux ont fait fi des aberrations passées en matière de loyauté à leurs partis8.
J’ai accepté de me servir d’une série de catégories plus élaborée, mais quand même imparfaite, principalement établie à partir des Journaux de la Chambre des communes publiés sur Internet par la Direction des Journaux. Cette série donne des résultats beaucoup plus complets que les renseignements fournis de façon volontaire, bien que le recoupement avec les données du Canadian Directory of Parliament pour la période antérieure à 1967 fasse rapidement ressortir ses lacunes. Ainsi, on fait peu mention des transfuges à répétition, une situation pourtant assez courante, particulièrement lorsque des schismes temporaires se sont produits au sein du Crédit social, du Parti progressiste-conservateur et de l’Alliance canadienne, et plus encore, lorsque des députés libéraux ou conservateurs se sont déclarés « indépendants ». La perspective d’affronter l’électorat sous la bannière d’un gouvernement ou d’un chef impopulaire, ou encore de devoir renoncer aux fonds du parti peut donner à réfléchir.
Si l’on définit de façon assez large la notion de transfuge, pour y inclure notamment les élus qui se retirent momentanément de la vie politique, généralement avec l’aide des électeurs, pour ensuite tenter un retour sous une autre bannière, il y a eu quelque 166 transfuges au Parlement canadien depuis 1921, dont plusieurs éminents parlementaires comme Joe Clark, James Shaver Woodsworth, fondateur de la CCF, l’éleveur albertain ultraconservateur Jack Horner et, tout récemment la députée très en vue, Belinda Stronach.
Ces transfuges étaient-ils en désaccord avec leur parti? Sans aucun doute. Certains ont été chassés de leur propre parti, comme le député libéral Jag Bhaduria, dont le curriculum vitæ semblait comporter quelques allégations sans fondement, ou Carolyn Parrish, qui avait durement critiqué le président George W. Bush, ou encore le député de l’Alliance, Jack Ramsay, dont la réputation de redoutable porte-parole de l’opposition pour la Justice a été minée par une enquête de la GRC sur sa conduite du temps où il était membre des Forces canadiennes. Dans des exemples moins récents, Harry Stevens est devenu persona non grata au sein du cabinet conservateur de R. B. Bennett après que la Commission royale d’enquête sur les écarts de prix qu’il dirigeait eut reproché à de nombreux chefs d’entreprise canadiens de premier plan d’avoir profiter de la Crise pour s’enrichir.
En fondant le Parti de la reconstruction, Stevens a rompu de plein gré avec son parti de toujours, alors que les votes recueillis par ses candidats lors de l’élection générale de 1935 auraient pu probablement préserver la majorité du gouvernement Bennett. Stevens fut le seul candidat élu du Parti de la reconstruction, mais il réintégra son ancien parti en 1938, une fois Bennett nommé à la Chambre des lords britannique, mais s’il ne s’est pas présenté en 1940.
Abandonner un parti sur le déclin
Parmi les 166 transfuges, bon nombre étaient des « réfugiés » de partis politiques sur leur déclin ou disparus. Le fait que les progressistes aient remporté 65 sièges en 1921 a été le signe avant-coureur de l’établissement d’un système multipartite au Parlement canadien, un système qui s’est parfois estompé, mais n’est jamais disparu. Le Parti progressiste n’a pas survécu aux élections de 1930.
Même des chefs comme Thomas Crerar et Robert Forke ont dû choisir entre exercer une influence au sein du gouvernement en tant que « libéraux » ou « libéraux-progressistes », ou accepter une marginalité intègre en renaissant sous le nom des Fermiers unis de l’Alberta.
De la même façon, l’effritement des solides appuis de Réal Caouette au Québec après les élections fédérales de 1962 a rapidement provoqué la création du Ralliement des créditistes, qui a été suivie d’une réunification partielle, mais de courte durée. L’agonie de l’ancien Parti conservateur, ou sa renaissance à la suite de la prise de contrôle du parti par l’Alliance canadienne, a donné lieu à de nombreux changements d’allégeance qui, malgré leur intensité sur le plan idéologique, n’en sont pas moins demeurés vains.
Si l’on fait abstraction des cinq premières années de la présente décennie et des années 50, qui ont été vraiment tranquilles, le nombre de changements de parti a été, somme toute, constant d’une décennie à l’autre, soit environ une vingtaine9.
Comme on l’a déjà mentionné, le changement de parti peut devenir une habitude. La plupart des députés qui quittent leur parti deviennent indépendants pendant quelques jours ou quelques mois, jusqu’à ce qu’ils se taillent une place au sein d’une autre formation politique, et parfois même qu’ils réintègrent leur ancien parti10. Les cyniques pourraient être tentés de croire que la perspective d’une victoire sous une autre bannière politique constitue une motivation en soi; toutefois, le taux de succès électoral des transfuges n’est pas impressionnant. Perry Ryan, député libéral de Toronto–Spadina, a quitté l’un des sièges libéraux les plus sûrs au Canada après un mandat de vingt ans pour se joindre aux conservateurs; ce qui devait finalement sonner le glas de sa carrière politique.
La légitimité du changement de parti
En 1974, la Loi électorale fut modifiée pour que le nom du parti auquel est affilié un candidat puisse paraître sur le bulletin de vote fédéral. Une des conditions préalables était l’attestation par le chef d’un parti. Cette disposition tire son origine d’un conflit survenu en 1972, alors que le maire de Moncton, Leonard Jones, avait remporté l’investiture du Parti progressiste-conservateur après avoir fait connaître à l’échelle du pays son opposition à l’utilisation de la langue française. Comme cette candidature risquait de plonger dans l’embarras les progressistes-conservateurs du Québec et des autres régions du Canada où le parti cherchait à consolider ses appuis, son chef, l’honorable Robert Stanfield, a cherché à désavouer Jones, mais ne disposait d’aucun moyen officiel pour le faire.
Après cette modification à la loi, tous les chefs de parti disposaient dorénavant d’un puissant levier pour contrôler le choix des candidats de leur parti. Contrairement au NPD, au Bloc et à l’Alliance réformiste conservatrice canadienne, qui ont évité de se prévaloir de ce pouvoir, les libéraux y ont eu recours pour nommer des candidats et tenter de façon systématique d’assurer une représentation plus équitable des hommes et des femmes ainsi que des groupes ethniques dans les circonscriptions gagnables et subséquemment au sein du caucus.
Puisque les électeurs peuvent dorénavant voter à la fois pour un parti et un candidat, un député élu va-t-il à l’encontre de leurs intérêts lorsqu’il refuse de représenter le parti sous la bannière duquel il a été élu? Un candidat est-il lié par les politiques du parti qu’il représente? Les électeurs peuvent-ils exiger des candidats qu’ils donnent l’heure juste dans leur publicité? Avant 1974, les candidats étaient officiellement « indépendants », une part importante de la campagne électorale était consacrée à graver dans la mémoire de l’électorat leur affiliation à un parti. Cela n’est plus nécessaire depuis que la Loi électorale a été modifiée en 1974; peut-on supposer qu’on ira plus loin encore en interdisant à un candidat de changer d’allégeance politique?
Lorsque le député libéral Perry Ryan est passé chez les conservateurs tout en continuant à représenter la circonscription de Toronto–Spadina, un des sièges libéraux les plus sûrs de l’Ontario à l’époque, bon nombre de partisans et d’éditorialistes soulignèrent que son devoir n’était pas de changer de parti mais de démissionner pour pouvoir ainsi mettre à l’épreuve sa nouvelle allégeance à l’occasion d’une élection partielle. La presse la plus conservatrice de Toronto a reconnu le problème, mais s’inquiétait que le coût d’une élection partielle constitue un effet dissuasif. Le sort de M. Ryan a, bien entendu, été différé jusqu’aux élections générales suivantes. Toutefois, la question se pose toujours puisque certains partisans déplorent toujours la défection d’un élu alors que d’autres voient d’un bon oeil une conversion positive.
Georgeville, le 8 août 2005
1 - Voir Docherty, David C., Mr. Smith Goes to Ottawa: Life in the House of Commons (Vancouver : UBC Press, 1997), p. 36 à 59.
2 - Expression inspirée des propos attribués au président Andrew Jackson : « Au vainqueur, le butin », c’est-à-dire les « faveurs », le privilège de procéder à des nominations et d’adjuger des contrats. Les gens désabusés voyaient le « gouvernement responsable » comme un moyen de faire en sorte que la distribution de « faveurs » ne relève plus du gouverneur et de ses partisans, mais soit placée sous le contrôle d’un gouvernement « responsable » devant la législature et, par conséquent, entièrement autorisé à récompenser ses fidèles partisans. Les raisonnements habituels sur le favoritisme et le système de récompenses ont été contestés par des réformateurs politiques, bien que pour l’un des plus ardents d’entre eux, Sir Robert Borden, il a fallu un gouvernement de coalition « unioniste » pour que s’amorce véritablement une réforme de la fonction publique. L’effondrement subséquent du gouvernement d’union s’explique en partie par la désolante ingratitude des électeurs canadiens envers un gouvernement qui avait prohibé l’alcool, accordé le droit de vote aux femmes et tenté de professionnaliser la fonction publique du Canada. Les politiciens endurcis ne furent pas étonnés.
3 - Docherty, Ibid. 141, 254.
4 - Pour un examen plus approfondi et parfois plus critique de cette question, voir Docherty, David C., Legislatures (Vancouver, UBC Press, Canadian Democratic Audit Project, 2005). L’auteur fait très peu allusion directement aux députés « vire-capot ».
5 - Voir l'annexe A.
6 - Voir l'annexe E sur la répartition régionale des transfuges. C’est au Québec qu’on compte le plus grand nombre de transfuges, en particulier chez les libéraux du temps de la guerre et chez les créditistes mécontents, tandis que c’est en Ontario et dans les Maritimes qu’ils sont le moins nombreux.
7 - Johnson, J.K., The Canadian Directory of Parliament, 1867-1967, (Ottawa, Archives publiques du Canada, 1968).
8 - Remarque à l'annexe A.
9 - Voir l'annexe D.
10 - En classant 166 députés comme « transfuges », j’ai essayé de ne pas compter en double ceux qui ont de nouveau changé de camp après leur choix initial, même si chaque changement est compté et inscrit séparément dans les annexes A et C.
Le document intitulé « Députés de la Chambre des communes qui ont traversé le parquet de la Chambre des communes ou qui ont changé de parti (1867 à aujourd'hui) » est disponible à travers la Bibliothèque du Parlement.
Parti d’origine des transfuges, par décennie
Nombre de changements de parti, par année
Du 1er janvier 1919 au 1er août 2005
(Les transfuges « récidivistes » sont inclus ainsi que l’année de chaque changement.)
Nombre de transfuges, par décennie
Nombre de transfuges, par région et par décennie